Brigitte Lecordier, Benoît Allemane, Donald Reignoux, Emmanuel Curtil, Adeline Chetail, Alexis Tomassian… Ces noms ne vous disent peut-être rien, mais ils et elles sont pourtant les voix derrière la VF de vos dessins animés, films, séries ou jeux vidéo préférés. Vous voulez un petit aperçu de leurs CV cumulés ? Son Goku dans Dragon Ball, le grincheux Titeuf, Ellie dans The Last of Us, Light Yagami dans Death Note, Chandler dans Friends, ou encore la voix française de Morgan Freeman. Rien que ça.
Plutôt habitués aux coulisses, ces comédiens de doublage sont désormais de plus en plus connus, grâce notamment à leur présence sur les réseaux sociaux et sur des plateformes comme YouTube ou Twitch. Nous avons demandé à 6 pointures du domaine de nous raconter l’évolution fulgurante de leur métier.
Se mettre immédiatement dans la peau d’un personnage
Un personnage dont il faut créer la voix en VF, une bande « rythmo » avec du texte qui défile comme dans un karaoké, une pièce calfeutrée… Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, on a déjà en tête l’image d’un studio de doublage. Mais à quoi ressemble vraiment le quotidien pour ces comédiens et comédiennes ?
« C’est particulier puisque nous n’avons pas de préparation », raconte Adeline Chetail, voix de Zelda dans Breath of the Wild, d’Ellie dans The Last of Us, de Jinx dans Arcane. « On ne reçoit pas de scripts en avance et on ne répond pas à des castings. Ce sont plutôt les directeurs artistiques qui nous contactent pour un rôle. Et ce n’est que quand nous arrivons en studio qu’on nous explique ce qu’on va faire : du live ou de l’animation par exemple. Ensuite, on regarde les scènes et on est guidés pour savoir qui on incarne et où en est l’histoire. C’est finalement assez instantané, au contraire des tournages, puisqu’il n’y a pas d’apprentissage de textes. C’est plutôt le challenge de se mettre immédiatement dans la peau d’un personnage. »
Quant à Brigitte Lecordier, la voix derrière Oui-Oui ou Son Goku de Dragon Ball, elle s’est plutôt illustrée dans la création de personnages animés, de A à Z. Dans ce type de cas, la comédienne travaille directement avec l’auteur pour « donner vie au personnage », nous explique-t-elle. « J’ai une grande liberté dans les productions françaises puisqu’ils me connaissent et ils ont envie que j’amène ma personnalité. Grâce à l’animation, on peut parler de tout, et surtout de choses qui seraient dérangeantes en live comme de la mort dans La Petite Mort ou du sexe dans Peepoodo and the Super Fuck Friends. »
Une semaine VS une journée de doublage
En général, les comédiens de doublage enregistrent 2 épisodes de 20 minutes par jour, comme c’était le cas pour Emmanuel Curtil lorsqu’il prêtait sa voix à Matthew Perry (Chandler) dans Friends ou pour Alexis Tomassian avec le dessin animé Martin Mystère. Mais les conditions de travail sont loin d’être uniformes, comme nous le décrit Adeline Chetail : « Le grand écart se fait entre le cinéma et les séries d’animation comme les animés japonais. D’un côté, pour un film de 2 heures, on peut bénéficier d’une semaine, voire une semaine et demie de doublage. De l’autre, on peut parfois enregistrer trois épisodes de 20 minutes sur une journée. »
Adeline Chetail dénonce un manque régulier de temps à toutes les étapes de la production, y compris pour la technique ou pour les sous-titreurs ou auteurs de doublage : « Moins on a de budget, moins on a de temps et donc plus on doit faire vite. Cela donne forcément des erreurs de traduction, des incohérences ou des voix qui ne correspondent pas du tout au personnage. Parfois, on nous laisse à peine le temps de regarder nos extraits, c’est intolérable. J’aimerais presque qu’une VF ratée ait de grandes répercussions, pour que cela donne une leçon et que cela n’arrive plus jamais. »
Le temps, c’est de l’argent
Pour les comédiens de doublage, les conditions de travail se sont ainsi dégradées avec les années, notamment depuis l’arrivée des plateformes de SVOD. Netflix ou Amazon Prime Video ont ainsi complètement changé la donne, comme le relate Brigitte Lecordier : « Personnellement, je ne travaille pas beaucoup pour eux, mais on est dans l’économique : moins un doublage coûte cher, mieux c’est. Sur les plateformes, on est des numéros, des morceaux de chair qui peuvent donner des voix. Clairement, s’ils avaient la possibilité de créer des voix électroniques pour faire le travail à notre place, ils le feraient. »
Un constat partagé par Benoît Allemane, la voix française de Morgan Freeman : « Avec les plateformes, on double avec une rapidité énorme, on n’a pas le temps de bien peaufiner. On fait un peu plus de travail à la chaîne : tout est compartimenté, calculé. C’est du bourrage d’antenne, quoi. Mais nous, en tant que comédiens, notre investissement et notre travail doit rester le même parce que le succès d’une œuvre dépend aussi de son doublage. Si c’est mauvais, ça ne marchera pas, donc on doit être parfait à chaque fois. »
Plus de plateformes, plus de travail
Emmanuel Curtil, de son côté, voit plutôt cette évolution des plateformes comme une bonne nouvelle : « Le doublage s’est vraiment ouvert à l’ensemble de la profession puisqu’il y a trop de travail, donc les acteurs qui y travaillent depuis des années ne sont plus forcément disponibles. Netflix ou Disney+ ont vraiment apporté beaucoup de boulot aux comédiens. »
Celui qui a doublé Simba adulte, dans Le Roi Lion, note même un changement vis-à-vis de sa notoriété en France : « Les chaînes françaises sont souvent réticentes à me faire travailler. Ils savent que ma voix a marqué des générations avec des séries comme Friends. Ils préfèrent donc choisir des timbres que l’on n’a pas l’habitude d’entendre. Pour les plateformes, c’est l’inverse puisque ce sont les Américains qui décident. Ils ne savent pas qui je suis, ils s’en fichent de savoir si ma voix est connue ou pas. D’ailleurs, je pense que c’est surtout les gens qui font ce métier que ça gêne : le public, je pense que ça l’amuse de reconnaître un acteur. »
Une évolution « splendiiiiiiide ! »
Habitués à plutôt évoluer dans l’ombre, sans aucun retour de leurs fans, les comédiens de doublage sont d’ailleurs surpris par leur nouvelle notoriété. « Il y a 20 ans, il ne fallait pas dire que je faisais de la synchro parce que c’était très mal vu », se souvient Adeline Chetail.
« C’est pour ça qu’il y a eu une sorte de bataille pour affirmer qu’on est des comédiens de doublage, parce qu’on est très marqués par cette période. Pendant un long moment, on n’était pas considérés comme des artistes. Mais aujourd’hui, on est en train d’appréhender un nouveau monde, grâce notamment aux médias et aux réseaux sociaux qui ont mis notre métier en lumière. »
Emmanuel Curtil, qui a accompagné Jim Carrey en Français sur presque tous ses films, a assisté à la même évolution : « Le doublage est devenu tellement prestigieux. Quand je vais à des conventions, je réalise l’impact que le travail que je fais depuis 40 ans a eu sur le public. C’est toujours sympa de voir leurs réactions émerveillées quand je leur fais un ‘Splendiiiiide’ de The Mask ou que je leur chante un bout du Roi Lion. J’ai l’impression de les faire retourner en enfance, l’espace de quelques secondes. »
Les comédiens de doublage, ces passeurs de mots
Pour la voix de Kronk dans Kuzco ou de Dimitri dans Anastasia, cette reconnaissance est d’autant plus étonnante qu’il estime que « dans le doublage, il faut savoir se faire oublier et faire oublier la version française. Si les gens entendent la VF en regardant un film, c’est que le doublage est raté. »
Un sentiment partagé par Benoît Allemane : « Il ne faut pas oublier que nous, les comédiens, nous sommes des intermédiaires, des passeurs de mots », considère-t-il. « On ne peut pas s’approprier un travail qui a été fait avant tout par un acteur étranger. C’est Morgan Freeman que l’on voit à l’image et qui fait 3 ou 4 millions d’entrées, pas Benoît Allemane. On est au service de l’acteur que l’on double, tout en apportant un peu de nous. Mais tout ce qu’on véhicule avec notre voix, un auditeur ou un spectateur va le percevoir donc il ne nous oubliera pas. »
L’animation japonaise souvent dénigrée
Du côté de l’animation, Alexis Tomassian, qui a notamment travaillé sur le personnage de Fry dans Futurama, a constaté une large transformation : « Avant, l’animation était un peu considérée comme du divertissement de masse. Mais notre génération de comédiens a vraiment grandi avec ces œuvres, donc on a pris conscience de l’opportunité que cela représentait et de la densité des rôles que l’on pouvait interpréter. Quand on a pu travailler dessus, on a eu envie que ce soit bien fait, tandis que nos prédécesseurs ont peut-être eu tendance à sous-estimer l’intensité de ces dessins animés, notamment japonais. »
L’une des pionnières dans le domaine, Brigitte Lecordier, partage cette analyse. Alors qu’elle a travaillé sur des œuvres comme Dragon Ball dès la fin des années 1980, elle déplore d’avoir fait face à du mépris, y compris au sein de sa propre profession : « À l’époque, personne ne comprenait ces œuvres. C’était l’inverse des Disney tous mignons, très ronds et polis, desquels rien ne dépassait. Là, rien n’était dans la norme et, personnellement, ça m’interpelait. J’étais donc cataloguée comme quelqu’un qui faisait des trucs pas très beaux, pas très propres, pas reconnus. On m’a accusée d’avoir fait grandir des futurs serial killers qui n’ont écouté que des bêtises. » Mais c’est finalement tout l’inverse, nous explique-t-elle : « Ma communauté de fans est extrêmement bienveillante et l’animation japonaise, comme les films d’Hayao Miyazaki, est considérée comme une culture à part entière, avec de vrais auteurs. »
Continuer à faire rêver les fans
Loin des formats traditionnels, les comédiens de doublage peuvent désormais prolonger leur travail en ligne. Si Emmanuel Curtil ou Benoît Allemane ne s’y attardent pas vraiment, d’autres y ont trouvé de nouvelles possibilités, comme Brigitte Lecordier. Elle trouve ainsi une grande liberté sur sa chaîne YouTube ou sur son compte TikTok : « Aujourd’hui, les chaînes veulent des contenus qui ne soient ni anxiogènes, ni clivants. Ce sont des mots que j’entends tout le temps et qui m’agacent énormément puisqu’ils signifient que l’on doit se censurer. Et en tant que comédien de doublage, toute notre vie, on doit prouver qu’on est le meilleur. Pour des productions télévisuelles, je passe encore des essais de voix, même avec ma longue carrière. Grâce à mes propres contenus, je peux raconter des histoires comme j’en ai envie, sans me demander si j’en ai le droit ou non. »
Celle qui voulait devenir clown dans son enfance trouve désormais un nouveau souffle grâce à des séries d’animation diffusées en ligne, comme sa propre création, Allô, c’est Ninou. « Certains contenus sont destinés à des publics adultes mais je trouve ça génial de continuer à faire rêver mes fans, qui ont bien grandi. Ce sont des histoires d’enfance qui créent des liens incroyables. Désormais, on est complices de bêtises, ensemble. »
Mise à jour 12/01/23 à 19h : Après lecture de l’article, le comédien de doublage Donald Reignoux a souhaité que son témoignage n’y apparaisse plus. Nous avons supprimé les trois paragraphes mentionnant son expérience.
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