Ce week-end, Lego s’est retrouvé du mauvais côté d’une polémique initiée par l’artiste et activiste chinois Ai WeiWei. Sur une publication Instagram, Ai WeiWei a annoncé qu’en septembre dernier, « Lego a refusé une demande du Ai WeiWei Studio qui souhaitait commander des briques en gros pour créer une œuvre d’art pour la National Gallery of Victoria (un musée australien, ndr) parce qu’ils ne “pouvaient pas accepter l’utilisation de Lego pour des des œuvres politiques” ».
Et Ai WeiWei n’est pas un artiste qui prend la censure à la légère : son œuvre en Chine lui a valu d’être enfermé pendant 81 jours en 2011 dans un lieu tenu secret, dans des conditions dégradantes. Depuis, il est en liberté conditionnelle et ne peut quitter Pékin. N’ayant pas renoncé à ce qui a fait l’essentiel de son art et plus actif que jamais, Ai WeiWei continue à travailler sous la menace de la censure chinoise. Des conditions de travail qui ont, sans nul doute, formé l’artiste à la prudence.
Lorsque Lego a refusé de lui envoyer des briques à un prix de gros, l’artiste l’a mal pris et a initié une campagne de contestation contre l’entreprise danoise. D’un côté, des soutiens ont demandé à Lego des explications sur ce refus et ont voulu savoir pourquoi le géant du jouet avait refusé de collaborer avec un artiste qui lutte au quotidien contre la censure et la vision particulière des Droits de l’Homme par la Chine. De l’autre, des citoyens du monde entier ont proposé à Ai WeiWei d’envoyer à son studio des briques Lego afin qu’il puisse réaliser tout de même son œuvre : l’artiste a d’ailleurs affirmé dans un tweet au Guardian qu’il tenterait de trouver un moyen d’accepter ces dons.
https://twitter.com/aiww_en/status/658243931629617152?ref_src=twsrc%5Etfw
Et si tout l’embrasement de ce week-end est légitime car après tout, cela ne serait pas la première fois qu’une entreprise souhaite faire pression sur un artiste ou un activiste, restait une question cruciale à poser : Ai WeiWei n’a-t-il vraiment pas le droit d’utiliser des Lego pour son art, aussi politisé soit-il ?
Ai WeiWei n’a-t-il vraiment pas le droit d’utiliser des Lego pour son art, aussi politisé soit-il ?
Pour y répondre, il faut d’abord regarder ce qu’a dit le principal accusé dans cette histoire : Lego. Et le constructeur de briques danois n’a pas attendu pour communiquer sur l’affaire avant qu’elle ne prenne trop d’ampleur, en Anglais d’abord, puis en Français ce matin.
« Nous respectons totalement le droit de tout un chacun à s’exprimer librement de façon créative. Nous ne censurons ni n’interdisons jamais l’utilisation des briques Lego. Nous savons que les briques Lego sont utilisées par des millions de fans, adultes, enfants et artistes, partout dans le monde, afin d’exprimer leur talent créatif et leur imagination. Nous sommes impressionnés par les milliers de projets Lego que nous voyons chaque jour, et dont la grande majorité ne sont pas initiés par notre entreprise.
Notre but principal est d’offrir aux enfants la meilleure expérience de jeu créative. Nous avons toujours suivi une ligne de conduite très claire sur le fait de ne pas soutenir ou approuver de projets s’inscrivant dans des prises de positions politiques, quelles qu’elles soient. Dans les cas où nous recevons une demande directe d’achat de briques Lego en grande quantité, et lorsque nous savons que ce projet s’inscrit dans l’affirmation d’une position politique, nous refusons donc poliment la demande. »
Contacté par Numerama, Lego a réaffirmé cette prise de position qui dit assez clairement les choses : tout le monde a le droit de faire absolument ce qu’il veut avec les Lego qu’il achète dans le commerce. Ce que ne veut pas l’entreprise, c’est apporter elle-même directement un soutien à une exploitation politique de ses briques. La marque n’a pas la possibilité de s’opposer à une utilisation politique des Lego, et ne les conteste jamais ; mais elle refuse d’accorder des rabais à ceux qui veulent passer directement commande auprès d’elles dans le but de réaliser une œuvre à vocation politique.
Que ce soit contre la Chine, ou sur n’importe quel sujet.
Les Lego dans l’art
Et les artistes ne se sont jamais privés de faire des œuvres d’art avec des Lego, même dans le cas d’œuvre qui portent un message politique indéniable. David Turner, né à Belfast en 1968, a connu un climat de violence politique et sociale qu’il retranscrit dans son œuvre avec des jouets, Lego inclus, nous dit-il. Sur la publication Instagram d’Ai WeiWei, il s’est d’ailleurs étonné en commentaire de voir que Lego se retrouvait dans cette position, eux à qui il a « souvent envoyé ses projets ».
Et on ne peut pas faire plus politique et dérangeante que son œuvre : cela fait trois ans qu’il travaille sur un projet nommé Lego Gun Shop, « une collection de 25 répliques d’armes à feu entièrement faites en Lego ». Sa recherche esthétique a toujours été tournée vers le réalisme : « j’ai pris des plans publiés sur Internet par des gamins ou sur des sites comme Brickgun.com et je les ai améliorés, j’ai changé le design pour les rendre plus réalistes. »
Son message est, lui aussi, très clair. « Vivant à Belfast, j’ai créé un univers autobiographique à travers les jouets qui reflètent les conflits, le terrorisme et les violences et les guerres contemporaines. Grandir ici pendant les années 1970 et 1980, c’était l’assurance d’être entouré de violence et de conflits. Mes œuvres d’art sont une plaque tournante, qui est aussi bien une réflexion sur ma propre enfance et les conflits que j’ai vécu qu’une voix pour les atrocités d’aujourd’hui, que ce soit les enfants soldats, l’enfance en temps de guerre ou ceux qui ont perdu leurs parents à cause des armes à feu. Tout cela fait de mon travail une œuvre intrinsèquement politique. »
Pour lui, les Lego sont un matériau très symbolique : « c’est une chose avec laquelle j’ai grandi et qui représente les souvenirs de mon enfance. Quand je suis entré à l’école maternelle, on nous a montré une affiche qui disait “pas de pistolet dans l’école”. La première chose que j’ai faite en entrant en classe, c’est une construction Lego en forme de pistolet. J’ai l’impression que ce que je fais maintenant dans mon art, c’est jouer de nouveau cette scène en tant qu’adulte. ».
Compte tenu de tout cela, quelle a été sa relation avec l’entreprise danoise ? En août 2012, nous raconte David Turner, il s’est adressé au service client de Lego pour leur demander s’ils étaient d’accord pour qu’il puisse dire que ses œuvres étaient faites avec leurs briques. Pour appuyer son propos, il a même envoyé les plans d’une arme qu’il souhaitait monter. Le service client lui a répondu qu’il n’y avait aucun problème, dans la mesure où il n’associait pas le logo Lego — et donc la marque — avec son travail. Turner ajoute qu’un représentant de Lego l’a même un jour félicité en privé pour son travail qu’il trouvait impressionnant. Impossible donc, de dire que Lego ne savait pas ce qu’il faisait en tombant sur son site.
Finalement, la différence avec Ai WeiWei vient de la manière de commander les briques. Turner n’a jamais cherché à passer par un service professionnel et s’est toujours contenté des sites disponibles pour tous : « j’ai acheté mes Lego sur des tas de sites similaires à BrickLink et même sur Lego.com. Un peu plus tôt cette année, quand j’ai gagné une bourse honorifique de l’Art Council of Northern Ireland pour acheter un bon paquet de Lego, je suis de nouveau passé par Lego.com. »
L’artiste d’Irlande du Nord a donc été logé à la même enseigne que l’activiste chinois : la marque ne l’a pas laissé s’associer à elle directement, mais ne s’est pas opposée à ce qu’il fasse usage de ses briques pour adresser un message politique à travers son art.
Un intérêt chinois ?
Reste alors la question de l’intérêt de Lego en Chine, qu’Ai WeiWei soulevait dès sa première publication sur le sujet : d’après lui, Lego serait en train de construire un parc d’attractions en Chine et pourrait avoir besoin de montrer patte blanche avec le gouvernement chinois. Un argument qui ne satisfait pas le Guardian qui rappelle que les Legoland ne sont pas opérés par Lego.
En effet, 70 % de la marque, parcs inclus, ont été vendus par Lego à la firme d’investissement Blackstone Group à travers sa marque Merlins Entertainment, qui s’occupe désormais de tout l’opérationnel. Le parc de Shanghaï a d’ailleurs été symboliquement annoncé lors de la visite de Xi Jinping en Angleterre et le financement a été initié conjointement par l’anglais Merlins Entertainment et le chinois China Media Capital. Un projet qui semble donc bien loin du Danemark.
Mais ce serait oublier que Lego a un autre bâtiment en construction en Chine, bien plus ambitieux qu’un parc à thème : il souhaite ouvrir une usine à Jiaxing en 2017 qui emploiera jusqu’à 2 000 ouvriers. Cette usine doit permettre à Lego de s’implanter sur un territoire qui, d’après eux, devient l’un de ses marchés principaux : ils réduiront alors les coûts nécessaires (aussi bien financiers qu’environnementaux) à l’acheminement des briques depuis les usines au Danemark, en Hongrie ou à Mexico. Peut-on voir Lego chercher fin 2015 à être dans les petits papiers de la Chine pour un projet déjà approuvé début 2014 et dont la construction est maintenant bien entamée ? Difficile, mais il serait tout aussi naïf de croire qu’une bonne entente avec le gouvernement chinois ne permettrait pas de faciliter l’intégration de la marque dans son paysage industriel, ne serait-ce que pour des raisons purement économiques.
L’affaire a pris une proportion sur le web qui ne reflétait peut-être donc pas la réalité.
L’affaire a pris une proportion sur le web qui ne reflétait peut-être donc pas la réalité, même si Lego a tenté en vain de réagir avec rapidité à la polémique. Ai WeiWei va sans nul doute terminer son œuvre pour le musée australien, soit en achetant lui-même ses briques dans le commerce, soit en réussissant à récupérer les briques que ses fans sur Instagram et ailleurs lui ont promis.
Une dernière option serait d’utiliser des Mega Bloks. C’est ce qu’a suggéré Dayna Galloway, un designer : « le même message, une fraction du prix ! »
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