On m’avait dit de me pointer à l’hôtel Oceania qui serait à deux minutes de la Paris Game Week pour venir tester Eve Valkyrie, le shooter en réalité virtuelle dans l’univers de Eve Online. J’ai pensé quelques instants qu’il s’agirait d’un nom de code pour un hangar avec de vrais vaisseaux et que j’allais être auditionné pour participer à un projet de conquête spatiale, mais non, c’était vraiment un hôtel. De la part de développeurs qui dressent une statue de cinq mètres à la gloire de leur communauté dans leur Islande natale, on a bien le droit de s’attendre à tout.
[floating-quote float= »right »]L’univers d’Eve Online sans la complexité[/quote]
Si vous ne connaissez pas Eve Online, on peut décrire le jeu par deux métaphores. La première est un brin moqueuse mais il suffit de vous balader un peu sur le web pour la retrouver : Eve, c’est Microsoft Excel avec une skin « espace ». Cette critique douce se réfère à la complexité du jeu en ligne massivement multijoueur développé par CCP depuis maintenant 12 ans. Il faut s’accrocher pour entrer dans cet univers régi par des corporations virtuelles contrôlées par des humains bien réels et comprendre les rouages de toutes les mécaniques économiques et stratégiques du jeu.
Et c’est cette complexité extrême qui fait aussi sa force — et la deuxième métaphore : Eve, c’est peut-être la première simulation de l’humanité lâchée dans l’espace. CCP a offert aux joueurs un univers dans lequel tout est à faire. Ils ont donné les outils pour bâtir une civilisation et ont laissé l’univers se faire sous leurs yeux. Alliances, espionnage, monopoles, diplomatie, guerre : tout est décidé par les joueurs et les possibilités laissées par les développeurs sont presque infinies.
Eve Valkyrie s’inscrit bien dans cette galaxie et reprends l’esthétique du jeu, mais la comparaison avec l’aîné s’arrête là. Pas de calculs à faire, pas millions de kilomètres à parcourir, pas d’économie à gérer : vous êtes lâchés en plein milieu des escarmouches aux commandes de votre bon vieux chasseur. C’est un changement de perspective par rapport à Eve : vous êtes la plus petite partie de la bataille, la dernière ligne de défense. Alors si vous avez rêvé d’un jeu de combat dans l’espace depuis StarLancer, attendez d’avoir pris les commandes d’un vaisseau en réalité virtuelle.
Lift off lift off !
Une fois le casque enfilé pour jouer à Eve Valkyrie, j’ai quitté Paris, j’ai quitté l’hôtel Oceania, j’ai quitté le siège à roulettes dans cette petite salle où deux postes de jeux sont disposés côte à côté. Ma vision s’est transformée : je suis sur la rampe de lancement dans les entrailles gros croiseur et j’ai autour de moi le cockpit d’un plus petit vaisseau. Je me penche en avant pour prendre connaissance des commandes : mitrailleuses lourdes, missiles à tête chercheuse, tourelles de défense. Je peux aussi griller du carburant pour me propulser plus vite, en surveillant la jauge à ma droite. Classique, je suis en terrain connu.
Mon corps a changé lui aussi : je suis dans une tenue moulante en cuir qui n’aurait sûrement pas passé les tests de conformité de la Nasa, mais qu’importe, nous sommes bien loin des considérations terrestres. Mes gants tiennent le manche du coucou. Je me souviens qu’autrefois, dans un autre monde, un développeur m’expliquait ce que j’allais faire. Je ne le vois plus et, le casque sur les oreilles, ne l’entend plus. Quand le compte à rebours s’est lancé, il n’était qu’un lointain souvenir.
Nous avons été éjectés du vaisseau mère pour une mission d’escorte qui devait être une mission de routine. J’ai pu contempler l’espace infini autour de moi pendant une bonne minute avant que ces chiens ne débarquent sur notre route et lancent une attaque. Les croiseurs qui viennent de débarquer me font passer pour une mouche qui tournerait autour d’un buffle. Mon chef d’escadron gueule des ordres dans ma radio : ces vaisseaux inconnus ont vomi leurs chasseurs qui prennent pour cible notre convoi. À nous de les transformer en poussières d’étoile.
En quelques secondes, la balade se transforme en chaos : des lasers fusent partout, l’alarme de mon cockpit n’arrête pas de vibrer à cause de ces foutus missiles qui n’arrêtent pas de me suivre, j’ai des vaisseaux ennemis en formation serrée qui me foncent dessus et me perdent complètement dans cet espace en trois dimensions. Je lève la tête et les voit au-dessus de moi en train de pourchasser un copain : ni une ni deux, gros coup de rétropropulseurs pour amorcer les 90 degrés d’angle qui me séparent de mes cibles, ajustement de la mire, tous les missiles, feu. Boom. Mon bouclier n’a que des débris de métal fumants à encaisser. J’ai annihilé la première meute.
L’espace me transforme en iceberg et personne ne m’a entendu crier.
Le mouvement m’a éloigné de l’action et je n’ai pas vu les autres qui se repliaient. Une masse bleue semble entrer en fusion à l’extrémité d’un des vaisseaux ennemis. Je n’y prête pas attention et continue à dézinguer les petits éclaireurs. Mauvaise idée : la masse bleue explose et son onde de choc détruit la vitre protectrice de mon cockpit. L’espace me transforme en iceberg et personne ne m’a entendu crier.
Le gameplay et la réalité virtuelle
« Are you okay sir ? », me demande l’un des développeurs du jeu alors qu’il m’enlève mon casque et me réveille d’entre les morts. Bien sûr que non je ne suis pas okay : j’étais dans l’espace et je pilotais un vaisseau il y a quelques secondes et je me retrouve Porte de Versailles avec une manette de Xbox dans les mains. Ces quelques minutes de Valkyrie ont suffit à désamorcer mes craintes vis-à-vis de la réalité virtuelle : oui, si on fait bien les choses, la technologie peut être révolutionnaire.
Et CCP y croit. Andy Robinson, Narrative Designer et Artiste était là dès le début de la conception du jeu : « Valkyrie est né d’un prototype que nommé sobrement Eve VR : nous étions quelques-uns à être vraiment intrigués par la réalité virtuelle à CCP et nous avons donc financé le Kickstarter d’Oculus, raconte-t-il. Du coup nous avons commencé à bosser sur notre temps libre, en équipe réduite. » Un projet-passion qui est rapidement devenu un titre à part entière, quand la petite équipe de quatre aventuriers du départ s’est étoffée pour atteindre les 35 employés travaillant à plein temps sur le jeu.
Dès le début, les développeurs ont souhaité concevoir un jeu pensé pour la réalité virtuelle et non pas faire un jeu puis ajouter un « mode VR » qui serait une sorte de bonus pour les heureux possesseurs d’un casque. Cette philosophie sert de fondement au game-design de Valkyrie : « prenez par exemple le système d’accrochage des missiles en jeu. Nous avons remarqué rapidement que les gens ne bougeaient pas assez leur tête dans le cockpit et nous avons pensé alors à cette mécanique de gameplay qui inciterait les gens à déplacer leur regard : vous appuyez sur un bouton pour sélectionner la cible et vous devez la garder en visuel pour qu’elle soit verrouillée », explique Robinson. Ce qui pourrait sembler être un élément de gameplay artificiel encourage le joueur à profiter d’un espace qu’il ne connaît pas et qui n’est plus seulement devant lui : il l’englobe.
Et avec les outils dont disposait CCP à l’époque, ça n’a pas été qu’une partie de plaisir. Pour vous donner une idée, sur un concept qu’ils arrivaient à intégrer à leur premier prototype, cinq autres ne fonctionnaient pas. La faute à un kit de développement qui restait à construire, à étoffer. CCP a dû travailler énormément avec Oculus pour qu’ils ajoutent des briques technologiques à leur machine : « Nous leur faisions des retours sur la technologie et leurs réponses nous permettaient de faire un meilleur jeu. C’est un échange où tout le monde est gagnant. D’ailleurs, cela n’a pas changé du tout quand Oculus a été racheté par Facebook, nos relations sont restées les mêmes : ce sont des gens très accessibles ». Encore heureux.
Car se lancer dans un projet pareil amène à revoir beaucoup de concepts qu’on pouvait croire acquis. Prenons un exemple tout bête : en réalité virtuelle, il est impossible de tricher en ne modélisant pas des parties du jeu que le joueur ne peut de toutes façons pas voir. L’affichage tête-haute, ou HUD, est un élément très conventionnel dans le jeu vidéo qui donne au joueur les informations qui ne font pas véritablement partie du jeu, une sorte de sur-impression sur l’écran qui brise l’immersion en donnant des informations comme les munitions restantes ou la vie du personnage.
Beaucoup d’expériences ont été tentées autour du HUD, jusqu’à intégrer ces informations dans le jeu, mais la réalité virtuelle ne laisse pas le choix aux développeurs : pour que l’immersion soit totale, il faut intégrer ces éléments dans le décor, ne pas gêner la vue du joueur. La simulation est un genre qui se prête bien à l’exercice : le cockpit est là pour ça.
Le spectre de l’échec
Malgré tous ces efforts, Robinson en est conscient : développer pour la réalité virtuelle, c’est investir beaucoup d’efforts sur un marché qui n’existe pas encore. « Nous ne voulons pas d’une expérience qui ternisse l’image de la réalité virtuelle, nous dit-il. Les règles ne seront pas établies quand nous sortirons le jeu : c’est à nous de les établir et c’est à nous de ne pas faire d’erreur. » Mais entre-temps, d’autres pourraient gâcher la fête.
Palmer Luckey, le fondateur d’Oculus, n’a pas hésité a jeter un gros pavé dans la mare ce lundi sur Twitter : pour lui, les câbles nécessaires au jeu en réalité virtuelle seront un des obstacles majeurs pour l’industrie. Dans une simulation, ce n’est pas très gênant puisque vous êtes assis dans un cockpit qui est donc plutôt bien reproduit avec un siège et un joystick. Mais imaginez un jeu où vous devez déplacer votre corps, un FPS par exemple : difficile en étant relié à un câble d’un mètre d’avoir la liberté de mouvement d’un Corvo Attano dans Dishonored.
Et si Luckey croit que la réalité virtuelle mobile sera un succès avant la réalité virtuelle fixe, il va falloir que les développeurs nous le prouvent. Chez CCP, on trouvait dans la même salle une démonstration de Eve Gunjack, un petit jeu pour smartphone exclusif à la version commerciale du Gear VR de Samsung. Avec sa commande au casque, ses graphismes qui font penser aux bonnes heures de la PlayStation 2 et son action basée sur la répétition de « regarder cible / appuyer sur casque pour tirer », il s’en sort plutôt bien par rapport aux marchés des daubes disponibles sur le PlayStore mais ne justifie en rien l’achat d’un casque à plusieurs centaines d’euros. Ce sera tout au plus un excellent passe-temps pour 15 minutes de jeu ou une démo marrante à faire à ses potes.
Exit l’immersion, exit l’autre réalité et les ambitions dont la science-fiction rêvait : on redevient de simples spectateurs, face à un écran pixelisé beaucoup trop proche des yeux. Il est vrai que le Gear VR permet de s’affranchir des câbles, mais si le prix à payer est un contenu tout juste moyen limité par le périphérique, alors le concept pourrait ruiner le marché avant même que l’engouement prenne. Pour John Carmack, qui a rejoint Oculus, c’est un combat de tous les jours : la légende du jeu vidéo croit dur comme fer à la réalité virtuelle mobile, mais il doit sans cesse freiner les ardeurs des constructeurs en les mettant en garde contre les effets destructeurs que pourrait avoir un produit pas fini.
Carmack craint que l’on « empoisonne l’eau du puits » et qu’on tue la technologie avant qu’elle ait pu faire ses preuves.Si vous avez essayé de mettre votre smartphone dans un Cardboard de Google, vous pourriez légitimement le rejoindre sur ce point.
Il n’y a plus qu’à espérer que l’avenir de la réalité virtuelle soit pavé d’Eve Valkyrie car après y avoir goûté, on n’a plus qu’une envie : retourner dans le cockpit.
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