L’arrêt de la rubrique du Washington Post qui s’attachait à debunker les rumeurs infondées qui circulent sur les réseaux sociaux laisse un goût amer.

Ce n’est pas un si good morning que cela quand on apprend que le Washington Post décide d’arrêter sa rubrique What was fake on the Internet this week après 82 semaines d’activité. Pour ceux qui ne la lisaient pas, rappelons que, toutes les semaines, la journaliste Caitlin Dewey s’attachait à trouver la vérité derrière une actualité à forte audience, qui avait monopolisé l’attention sur les réseaux sociaux — et qui était fausse. En somme, elle faisait une partie du travail salutaire que propose une rubrique comme celle des Décodeurs du Monde. Car si le fact-checking a aujourd’hui ses propres pôles dans les rédactions et qu’il a pénétré au cœur des lignes éditoriales, c’est que les marchés du faux et du complot n’ont jamais autant prospéré.

vache

Les blagues du farceur

Et c’est précisément ce qui a découragé le Washington Post dans sa mission qui relève pourtant de l’intérêt public. D’abord, le moins grave. Les sites qui revendiquent de fausses informations, The Onion en tête pour les lecteurs anglophones, Le Gorafi en France, ont brouillé la transmission de l’information. Alors oui, comme le dit la journaliste, ils entrent dans la catégorie des médias sur lesquels « il suffit d’aller sur une page à propos » pour comprendre qu’il s’agit de l’humour et non pas une prétention d’information. Dès lors, une news qui vient d’eux n’a aucun intérêt à être démontée par un journaliste pour reconstruire la vérité derrière : elle a été conçue pour être fausse, surprendre et faire rire.

Mais comme les suiveurs finissent toujours par reproduire jusqu’à saturation le travail des précurseurs, la fausse information est devenue, aujourd’hui, une sorte de mode sur le web. En anglais ou en français on trouve pléthore de site qui se revendiquent, en façade, comme étant des médias et qui ne sont qu’en fait des exercices de style parodiques, plus ou moins drôles.

Cette multiplication des supports et des contenus fait qu’aujourd’hui, il est difficile de passer une journée sans tomber sur l’un de ces faux — jusqu’à se faire prendre au piège et partager l’information comme vraie sur ses propres réseaux sociaux. Quand ce premier relai innocent arrive, ces sites ont gagné : une source secondaire a partagé sa confiance avec eux, que ce soit par complicité ou simplement parce qu’elle s’est faite avoir. Le résultat final est le même : l’information satirique se propage comme vraie par le truchement virtuel du tiers de confiance.

theonion

les dangers du menteur

Difficile pourtant d’en vouloir au farceur d’avoir réussi sa farce. Non, à la vérité, ce qui a tué la rubrique du Washington Post, c’est, de l’aveu de Dewey, le moment où elle s’est rendue compte de son inutilité intrinsèque quand elle se met à lutter contre de véritables problèmes dont les enjeux dépassent la blague. Car à côté des sites satiriques plutôt innocents, les sites complotistes ou conspirationnistes, qui ont aussi le vent en poupe et vers lesquels nous éviterons les liens, mènent la vie dure à l’information. Il y en a un paquet en France et encore plus à l’étranger qui s’attachent à rebondir sur des faits de société pour y intégrer une vision parcellaire, non sourcée et non prouvée des événements — quand elle n’est pas tout simplement pur fantasme.

Le canon complotiste, des chemtrails aux Illuminatis en passant par les crop circles, les effets mystérieux des vaccins, le 11 septembre (et maintenant le 13 novembre, qu’on peut voir déjà lié à la CIA sur certains de ces sites) et tous les petits nouveaux qui apparaissent chaque jour a trouvé dans les réseaux sociaux une audience très active quand il s’agit de diffuser une info via des interactions simples — partages, retweets ou likes — et qui ne va que peu jusqu’à la recherche d’information. Difficile de la blâmer pour autant car l’immédiateté des réseaux sociaux l’y invite et ces « rédactions », jouent sur les peurs et les fantasmes pour vendre : « ils savent combien il est simple de profiter du catastrophisme », affirme Dewey.

decodeurs

Et la situation a atteint un climax, d’après le Washington Post qui a interrogé Walter Quattrociocchi, responsable du Laboratoire de Science Sociale Computationnelle de l’IMT Luccaun en Italien : « La confiance dans les institutions est à un niveau extrêmement bas aujourd’hui et les biais cognitifs ont toujours été très présents : cela signifie que les lecteurs qui relaient des histoires fausses ne sont intéressés que par des histoires qui se conforment à leur point de vue — même s’il a été démontré qu’elles étaient fausses », résume le journal. En d’autres termes, quelqu’un de convaincu par une actualité fausse aura plus de chance d’être convaincu par une autre actualité fausse et ne pourra que dans très peu de cas se laisser convaincre par la vérité — s’il daigne seulement la lire. D’où le découragement de Caitlin Dewey qui écrit, finalement, pour des lecteurs qui savent déjà que les informations qu’elle défait et reconstruit sont fausses. Sa rubrique prêche malheureusement des convaincus.

Quand vient-il, le moment où la société devient profondément irrationnelle ? Est-ce au moment où nous nous divisons en nous segmentant dans différentes réalités ?

La journaliste finit par conclure sur une question extrêmement importante, qui souligne les enjeux de cet arrêt :  « Quand vient-il, le moment où la société devient profondément irrationnelle ? Est-ce au moment où nous nous divisons en nous segmentant dans différentes réalités ? » Car voilà le véritable problème : baisser les bras, taire les faits, bloquer la discussion argumentée, c’est laisser du terrain à l’information fausse, détournée, fabulée — dangereuse. C’est admettre que la démonstration et sa rigueur factuelle ne peuvent plus rien face à la croyance, que la transmission d’un savoir n’est plus bénéfique à l’humanité — quelle que soit la position de chacun une fois le savoir transmis.

Et la question de se retourner en autocritique : comment la presse, dont la seule mission est d’informer, a-t-elle pu perdre à ce point la confiance de son lectorat ?

Nombreuses sont les réponses, mais son primordial souci devra être de la reconstruire.

 

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