Sulfureuse, dérangeante, gênante, anti-féministe, malaisante, creuse… Les adjectifs ne manquent pas pour décrire The Idol, qui a connu une couverture médiatique négative très importante, malgré la présence de Lily-Rose Depp et The Weeknd au casting. Je fais également partie de ces critiques qui ont failli s’étouffer d’énervement à la fin de chaque visionnage. Mais comment en est-on arrivé là, pour cette série diffusée via Prime Video et son Pass Warner, qui se termine finalement en 5 épisodes au lieu des 6 initialement prévus ?
Pour le comprendre, il faut revenir à la fin 2021. Amy Seimetz (The Girlfriend Experience) est alors aux commandes de The Idol, une critique acerbe de l’industrie musicale, à partir de l’histoire de Jocelyn, une pop star inspirée de Britney Spears, qui peine à se reconstruire après un deuil. La jeune femme rencontre Tedros, le gourou d’une secte sexuelle qui va la manipuler, physiquement et mentalement. Sur le papier, The Idol aurait donc pu devenir le récit d’une relation toxique, via le point de vue de cette proie, bouffée par les maladies mentales, par la pression qui pèse sur les superstars et surtout par cet homme qui profite de ses failles. À l’époque, Lily-Rose Depp et The Weeknd figurent déjà à la distribution dans les deux rôles principaux.
Une vision trop « féminine et féministe »
Problème : le chanteur et acteur, dont le vrai nom est Abel Tesfaye, a cocréé la série. Il estime qu’Amy Seimetz s’oriente vers une vision trop « féminine et féministe ». Ni une, ni deux, il débarque donc la showrunneuse du projet, qui sera remplacée par Sam Levinson, propulsé au firmament grâce au succès d’Euphoria. Il reprend ainsi le développement de la série en plein milieu du tournage (achevé à près de 80 %), en imposant sa propre vision créative.
Dans une enquête parue dans Rolling Stone sur les conditions de production de la série, plusieurs témoins rapportent que Sam Levinson a réimaginé l’entièreté du scénario, obligeant à retourner l’intégralité des scènes, en y ajoutant de nombreuses séquences de sexe non prévues initialement.
Le média américain parle même d’une envie du showrunner, qui ne sera apparemment jamais tournée : insérer un œuf dans le vagin de Lily-Rose Depp. L’idée : son personnage serait obligé de le garder sans le faire tomber ni le casser, sous peine que le fameux gourou, incarné par The Weeknd, ne refuse de la violer, conduisant Jocelyn à le supplier de le faire quand même.
Certes, cette séquence n’a finalement jamais vu le jour. Mais cela donne une idée de l’ambiance crasse instaurée par Sam Levinson à son arrivée sur le projet, décrite par une source de Rolling Stone comme un « fantasme de viol imaginé par n’importe quel homme toxique, dans lequel la femme en demande toujours plus pour améliorer sa création musicale ».
Un film porno gênant, entre deux dialogues inintéressants
On peut ainsi questionner l’aspect le plus problématique de The Idol, à qui HBO souhaite visiblement donner une seconde saison : la représentation du corps des femmes et de la violence sexuelle. Rien que dans les deux premiers épisodes, présentés au Festival de Cannes sous une standing ovation, The Idol donne à voir une scène « sensuelle » à base d’étranglements, Jocelyn qui avoue aimer le côté « violeur » de Tedros, une séquence dans laquelle il lui dicte tous ses fantasmes sexuels, entièrement habillé, pendant que la jeune femme est quasi nue sur un lit…
Bref, The Idol injecte une ambiance de malaise à chaque seconde de chaque épisode. On pourrait penser que ces provocations volontaires servent justement à dénoncer une industrie violente, si seulement elles n’étaient pas aussi érotisées. Lorsque l’on peut presque cartographier le corps nu d’une actrice après le visionnage d’une série, tant elle est filmée sous toutes les coutures, on peut légitimement penser qu’il y a un problème. Et avec des lignes de dialogues aussi pauvres que « Quand tu es célèbre, tout le monde te ment », il est difficile de même retirer un quelconque intérêt scénaristique à la série.
« Game of Thrones était bien pire »
Cette représentation « sexy » du corps des femmes se rapproche ainsi d’un bingo dégoûtant de nudité féminine et de « torture porn », un sous-genre qui met en scène des atrocités de façon séduisante. Une esthétique proche de la pornographie, comme l’analyse Lisa Cuklanz, professeure en communication à Boston College : « On est dans le male gaze, une vision qui objectifie et sexualise les femmes. The Idol prend carrément un tournant pornographique avec son scénario superficiel, son focus sur le corps féminin et l’humiliation répétée du personnage de Jocelyn. »
Lisa Cuklanz évoque auprès de Numerama les fameuses scènes, comme celle de l’œuf, qui n’ont jamais été tournées, mais qui « tendent à montrer que les créateurs ont sérieusement considéré de pousser la série encore plus loin dans cette perspective ».
Mais cette esthétique est loin d’être nouvelle pour Anne Sweet, docteure à l’université Sorbonne Nouvelle : « Game of Thrones était bien pire à ce niveau-là, avec des meurtres et des viols très réguliers et brutaux. »
La chercheuse en études médiatiques, qui rapproche la mise en scène de The Idol de celle des films d’horreur, estime que la différence ici se trouve dans la position du personnage féminin : « Jocelyn semble être consentante à cette violence, elle en réclame. C’est cet élément qui rend la série plus dérangeante que les autres : le fait de regarder des actes sexuels sadomasochistes aussi explicites reste difficilement supportable pour une part importante du public. D’ailleurs, la série a perdu de nombreux spectateurs après le premier épisode. On peut donc se poser la question de l’intérêt d’une telle représentation, même si pour ma part elle n’a rien de sexy mais est plutôt délibérément dégoûtante. »
L’argent prime sur les sentiments
Une scène, visible dès les 10 premières minutes de l’épisode 1, a d’ailleurs particulièrement interpellé les spectateurs : un coordinateur d’intimité, généralement présent sur les tournages pour assurer le consentement des scènes de sexe, est enfermé dans les toilettes par un producteur afin que Jocelyn puisse réaliser un photoshoot seins nus. La séquence a dérangé bon nombre de professionnels, qui ont vu la série comme un moyen de ridiculiser leur métier.
Anne Sweet considère cet élément narratif comme étant décisif : « Si l’on part du principe que le but de la série est de dénoncer le système hollywoodien et le culte de la célébrité, on voit bien que l’équipe de Jocelyn la voit comme un objet qui leur fait gagner de l’argent. Le coordinateur d’intimité reste ainsi la seule personne qui se soucie de son bien-être, en tant qu’être humain. On l’enferme puisque l’argent prime sur les sentiments. »
Lisa Cuklanz de son côté, n’est « pas surprise que des coordinateurs d’intimité aient pu réagir fortement face à cette scène. Dans The Idol, personne ne semble comprendre ni soutenir ce travail. Le personnage disparaît même dans la suite des épisodes, le traitant comme un protagoniste marginal, voire illogique dans ses positions. »
Blâmer les victimes, plutôt que les agresseurs
Le problème, c’est que des séquences comme celles-ci sont légion dans The Idol, et que les scènes montrant Lily-Rose Depp de façon ultra sexualisée se retrouvent désormais compilées dans des vidéos TikTok. Évidemment, la faute revient entièrement aux pervers qui publient ce genre de contenus, mais on ne peut s’empêcher de questionner la responsabilité de Sam Levinson, déjà épinglé pour sa fétichisation des corps d’adolescentes dans Euphoria.
Un aspect profondément problématique, qui l’est d’autant plus que cette représentation est loin d’être anodine pour les spectateurs. Lisa Cuklanz explique ainsi que lorsque nous regardons un film ou une série, « nous espérons voir nos propres expériences validées à l’écran. Et comme ces récits s’inscrivent au sein d’une culture globale, ils contribuent à la façon dont les individus perçoivent des éléments comme le consentement et la culpabilité. Les scénarios comme The Idol ont tendance à blâmer les victimes pour les préjudices qu’elles subissent. »
The Idol signe un retour vers le passé
The Idol représente ainsi un recul net dans la dénonciation des violences sexistes et sexuelles, après Big Little Lies ou The Handmaid’s Tale. « Depuis le mouvement #MeToo, les producteurs ont été contraints d’être plus vigilants car les actrices et les publics ne sont plus prêts à accepter les mêmes représentations stéréotypées que par le passé », considère Sabrina Bouarour, réalisatrice et maîtresse de conférences à la University of London Institute in Paris. « The Idol est en décalage avec les représentations de genre innovantes de nombreuses séries américaines, surtout chez HBO, avec Sex and the City ou Girls. »
Pour l’universitaire, The Idol « touche à des problématiques importantes, dans l’ère du temps : la santé mentale, le consentement, la sexualité violente, la culture du viol, ses zones grises. Cependant, aucune n’est traitée un tant soit peu subtilement. À force de vouloir faire dans le scandale, la série finit par égrainer une série de clichés que l’on peine à regarder, tant ceux-ci ont pu être questionnés et déconstruits récemment au cinéma comme à la télévision ».
Sabrina Bouarour le confirme : « C’est un retour en arrière. Dans The Idol, la caméra filme très longuement le corps de Lily-Rose Depp : elle est soumise au regard masculin sans qu’elle ne puisse vraiment y échapper. Il est gênant, en 2023, de continuer à nourrir à l’écran une forme de domination masculine avec des scènes de sexe longues et gratuites où les femmes obéissent au doigt et à l’œil d’un homme, sans que cela soit mis à distance par la mise en scène. »
Et si on questionnait la violence ?
Que retenir alors de The Idol, qui donne la nausée en mettant en scène Lily-Rose Depp en souffrance pendant 5 longues heures ? « En repoussant les limites des représentations mainstreams de la violence sexuelle vers les conventions de la pornographie, The Idol nous propose d’imaginer un monde dans lequel l’objectification des femmes et leur humiliation n’est pas seulement normale, mais aussi justifiée », juge Lisa Cuklanz. « The Idol nous amène sur un terrain dangereux, dans lequel les sévices sexuels sont liés au plaisir des spectateurs, qui les voient comme un simple divertissement. »
Anne Sweet abonde dans ce sens : « Les plateformes de streaming ont ouvert la porte à des contenus de plus en plus violents, sans censure. Mais a priori, le public a un certain goût pour ça, comme le prouve Game of Thrones et son spin-off, House of the Dragon. Tant que le public aura envie de consommer ce type de contenus, il y aura de la violence. Les films et les séries sont créés à but lucratif, donc si les spectateurs ne regardent plus certaines représentations de ce genre, on arrêtera d’en produire. »
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