Oui, Barbie est bel et bien le film féministe que l’on attendait de la part de Greta Gerwig. Et pour y parvenir, la réalisatrice utilise un mécanisme qui nous rappelle une œuvre cinématographique : Matrix. Le parallèle, dans la mise en scène comme dans le narratif, est plus frappant qu’on ne pouvait l’anticiper. Et si le film de Greta Gerwig, déconstruisant la matrice du patriarcat, était le Matrix de notre époque ? Là où Matrix emballait son propos dans un film d’action, Barbie l’emballe dans une comédie rose bonbon. Mais derrière le rose, comme derrière l’action, se cache bien davantage.
Le nouveau long-métrage de Greta Gerwig, en salles depuis le 19 juillet, scinde d’emblée le monde en deux : d’un côté la réalité édulcorée de Barbieland, où chacune et chacun est endormi dans une routine millimétrée ; de l’autre côté, la réalité véritable, infiniment complexe, multiple, imparfaite. C’est un bug dans la matrice qui va faire vriller la frontière entre les deux et bousculer Barbie : elle commence tout bonnement à se poser des questions existentielles et son corps, tel qu’il a été préprogrammé, lui échappe. Son monde perpétuel change, elle s’éveille.
Escarpin ou sandale ?
Le point de bascule, c’est la rencontre avec celle qui connaît déjà tout de la porosité des deux mondes : Weird Barbie, ou la « barbie bizarre » qui a déjà été atteinte par le véritable monde. À l’image d’un Morpheus qui aurait troqué le manteau en cuir noir contre une robe rose colorée, elle lui révèle une réalité plus large. Weird Barbie lui présente ensuite deux chaussures : un escarpin, si elle souhaite rester, et une sandale, si elle veut découvrir le vrai monde.
La référence à la scène des pilules rouge et bleu est bien sûr évidente. Mais c’est là, aussi, que Greta Gerwig s’émancipe en tournant le principe en dérision : Barbie choisit l’escarpin. Elle veut que tout redevienne comme avant. Elle n’est pas curieuse. Elle veut rester dans l’immuable Barbieland. Cela illustre une part déterminante du propos de la réalisatrice : l’intériorisation. En cohérence avec le ton féministe du film, elle montre alors comment il est parfois difficile de sortir d’une préprogrammation si profondément ancrée.
Le second court-circuit, contrairement au déroulé des événements de Matrix, est l’absence de choix : Weird Barbie répond à Barbie qu’elle voulait lui donner l’illusion de pouvoir décider. Mais, en réalité, elle doit choisir la sandale, elle doit choisir de quitter Barbieland. « Tu es censée être curieuse », lui assène Weird Barbie. En clair, les bugs d’une réalité stéréotypée insupportable sont le symptôme d’un système qui n’est pas tenable : dès lors qu’ils apparaissent, en sortir est quasi inéluctable.
Scène par scène, Barbie ré-imagine Matrix
L’intégration de Matrix à Barbie ne s’arrête pas à cette séquence introductive. C’est la prise en chasse, ensuite, qui va faire écho à la mise en scène des Wachowski. Car Barbieland est régi par une entreprise : Mattel. Dirigée par des hommes en costard-cravate qui semblent tous se ressembler — des agents Smith en somme –, ils vont tout mettre en œuvre pour retrouver Barbie, alors échappée dans le vrai monde, et, littéralement, la remettre dans sa boîte.
Le parallèle imprègne, à ce stade, toute la mise en scène. Dans les locaux de Mattel, la Barbie de Margot Robbie doit échapper aux hommes en courant à travers un open space grisâtre. Voilà un premier référentiel commun de posé — s’échapper d’un capitalisme morose et apathique. C’est ensuite que Barbie fait face à un étrange couloir bardé de mystérieuses portes : un moment qui n’échappe pas à la comparaison avec l’exact même couloir de Matrix (où les portes sont des backdoors pour fuir, comme « portes dérobées » des logiciels).
De même, lorsqu’elle quittera les locaux de Mattel, Greta Gerwig nous gratifie d’une séquence dans le hall d’entrée puis d’une course-poursuite sur l’autoroute, à grand renfort d’« agents Smith » la pourchassant dans d’imposantes voitures noires.
Mais revenons un instant au couloir de portes. Avant de quitter les locaux, Barbie franchit l’une de ces portes et y fait la rencontre, dans une cuisine joliment aménagée, d’une mystérieuse femme — qui ne décline pas son identité. Elle lui propose une tasse de thé, pendant qu’elles discutent et que l’énigme s’installe. On se souvient encore de Neo, ouvrant l’une des portes et surgissant dans la cuisine d’une bien étonnante dame : un moment crucial de Matrix, sa rencontre avec l’Oracle. Laquelle n’est autre que le programme informatique régissant la matrice.
La séquence pourrait ressembler à un simple clin d’œil esthétique, sans la conclusion du film : cette dame, Ruth Mattel, n’est autre que la créatrice de Barbie. Elle est, in fine, le « programme » — quelques fraudes fiscales en plus. En révélant son identité, celle-ci entraîne Margot Robbie dans un espace éthéré, blanc, vide — qui n’est là encore pas sans faire esthétiquement écho au construct de Matrix.
Durant ce dialogue entre Ruth, sa créatrice, et Barbie, Greta Gerwig décide cependant d’inclure là encore un twist émancipateur : Ruth lui affirme son libre arbitre. Elle lui indique même que ce libre arbitre, elle l’a finalement toujours eu. C’est la phase finale de son réveil. L’artificialité de toute intériorisation des stéréotypes, révélée.
Barbie ou sortir de la matrice du patriarcat
C’est bien cette notion qui infuse toute l’approche de la réalisatrice, même lorsque Ken se prend d’une folie masculiniste en rentrant du vrai monde, et décide d’instaurer le patriarcat à Barbieland : Barbie et ses complices, Gloria, Sasha et Allan, vont tout faire pour « réveiller » chaque Barbie ayant subi un lavage de cerveau.
Barbie est la représentation existentielle d’un patriarcat qui ne tient plus, en plein effondrement sous le poids de son absurdité et des injonctions contradictoires. Tournée en dérision, la masculinité toxique est représentée comme un système proche du lavage de cerveau pour les femmes et les hommes. Un système intenable, pourri de l’intérieur. La clé que Greta Gerwig valorise : le libre arbitre, facteur de changement, car on trouve difficilement une meilleure arme contre des violences qui ne sont pas qu’extérieures, mais pleinement intériorisées, voire routinisées au quotidien.
Bien qu’interrogeant le système capitaliste ou même le genre en plus de la domination masculine, Barbie n’a peut-être pas la même profondeur philosophique que Matrix. La comédie à l’américaine, bardée de gags, et qui fait aussi office de titanesque produit publicitaire pour les Barbie, n’est pas dénuée de superficialité. Cela implique un existentialisme moins vaste, moins interrogatif, avec moins de couches d’interprétation. Et Barbie, bien qu’à l’esthétique léchée, n’innove pas autant dans sa mise en scène que les Wachowski l’ont fait. Il faut cependant se rappeler que Matrix était aussi un film d’action qui, pendant de longues minutes, lance des voitures sur les routes et s’épanche sur des séquences de tirs badass. Toute cette adrénaline explosive n’a pas empêché Matrix d’être intelligemment révélateur, et fort.
De fait, Barbie intègre les symptômes ancestraux d’un système rouillé, et les antidotes espérés d’une époque où les injonctions patriarcales se tarissent enfin. Donc oui, pour cette raison, Barbie nous sort rien qu’un peu de la matrice. Ce n’est pas si courant dans un blockbuster.
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