« Je suis persuadé que plein de gens ici ne vont pas bien du tout mais n’arrivent pas à le dire, ni à le pleurer. Vous écrire ces mots si simples, ça me remue. »
Avant-tout : comment allez-vous ? Peut-être vous a-t-on récemment posé cette question et vous avez répondu l’un de ces « ça va » qui cachait l’inverse — car cette question tolère rarement la vérité. Ou peut-être ne vous a-t-on pas assez posé cette question dernièrement. Dans les deux cas, préparez-vous à ce que le nouveau roman de Baptiste Beaulieu comble votre solitude et adoucisse vos douleurs, sans vous ménager pour autant. C’est peut-être le paradoxe le plus sincère qui soit : on ne peut pas s’intéresser aux autres sans écouter réellement ce qu’ils ont à dire, quand bien même cette vérité soit âpre. Rares sont les personnes aussi bien placées que les médecins généralistes pour connaître la complexité de cette question et la complexité du dialogue qui en découle.
Baptiste Beaulieu est justement médecin généraliste. De consultation en consultation, il n’a pas seulement prescrit des ordonnances, loin de là : il a sondé l’humanité dans ce qu’elle a de plus organiquement humaine. Ce sont ces histoires, tendres, tristes, teintées parfois du regard comique de l’auteur, que l’on retrouve dans Où vont les larmes quand elles sèchent (L’Iconoclaste). Notre soignant avance toutefois masqué : le héros ne s’appelle pas Baptiste, mais Jean et, depuis une nuit irréparable, ce docteur pourtant si empathique ne parvient plus à verser la moindre larme — ce n’est pas faute d’essayer. Il nous propose d’essayer avec lui, une marque de confiance, dans un pacte littéraire qui fait du bien.
« Les douleurs ne se chassent pas les unes les autres »
Oui, Où vont les larmes quand elles sèchent fait du bien mais, attention, le roman de Baptiste Beaulieu n’accorde pas le réconfort superficiel, voire contreproductif d’une petite tape dans le dos accompagnée d’un « ça va aller, ne pleure pas ». Ce roman dit même tout l’inverse : c’est ok que cela n’aille pas et c’est ok de pleurer. La littérature a parfois des pouvoirs libérateurs, Baptiste Beaulieu l’a compris en nous livrant peut-être la plus belle prescription qu’il ait jamais signée : Où vont les larmes quand elles sèchent est une autorisation à ne pas aller bien. Voilà qui est inhabituel, à l’ère de la résilience imposée, transformée en injonction oppressante — l’auteur en parle d’ailleurs avec une certaine force critique.
Les souffrances des patientes et des patients, tout au long du roman, sont uniques par nature, légitimes par essence. Pas de hiérarchie, pas de comparaison, juste une grande communion. « En ce bas monde, les douleurs ne se chassent pas les unes les autres. Elles ne s’excluent pas. Elles s’additionnent et s’accumulent. La souffrance d’un père veuf devant gérer seul le lourd handicap de sa fille n’est pas supérieure à celle d’une malade du cancer. »
« Un corps, ça va toujours avec une histoire »
Où vont les larmes quand elles sèchent est aussi un plaidoyer politique. Baptiste Beaulieu livre le roman que l’on attendait sur la médecine, d’une sincérité décomplexée sur son expérience.
Il laisse aller sa saine colère contre les hommes, dont le médecin généraliste ne connaît que trop bien les violences contre ses patientes, envers les femmes — qu’il appelle tendrement et puissamment « frangines ». Contre la domination masculine qui détruit factuellement les corps et intoxique tout le reste de notre humanité, c’est en tant que médecin que Baptiste Beaulieu prescrit la sororité généralisée. Soigner le monde, c’est en faire une safe place.
L’auteur dézingue aussi certains gourous de la pseudoscience, qui ont fait de la souffrance un business juteux. Et il remet les patientes et les patients au cœur du processus médical. Sous sa plume, nous ne sommes plus seulement des corps, faits d’un squelette, de chair, de vaisseaux sanguins et d’une mécanique bien ou mal huilée dont on pourrait anticiper les bugs de façon systématique. Non, les patients sont des romans : ils ont une couverture bien en évidence, un récit aux moult péripéties intimes ou aventureuses, des énigmes, des silences entre les mots, et un nombre de pages limité qui se solde par une fin inéluctable. « Un corps, ça va toujours avec une histoire. Bonne ou mauvaise, mais une histoire quand même. » Rien qu’une goutte de sang n’est autre qu’un morceau de cette histoire, nous fait comprendre Baptiste Beaulieu. Raison pour laquelle son cher docteur Jean demande toujours le consentement, par exemple, avant le moindre contact physique : les corps ne sont pas des objets que l’on peut s’approprier (contrairement au postulat du patriarcat : oui, on y revient).
Mais l’auteur ne parle pas que des patients : il ré-humanise aussi le médecin. Le docteur Jean est beaucoup de choses à la fois : il est compétent et plein de défauts, empathique et maladroit, bienveillant et épuisé. En faisant tomber la figure médicale de sa stature toute-puissante désincarnée, le médecin et le patient ne sont plus deux monologues distincts, ils sont un dialogue. Baptiste Beaulieu remet la relation humaine au cœur de la pratique fondamentale de la médecine… même si elle ne s’apprend pas en fac de médecine.
Où vont les larmes quand elles sèchent nous rappelle combien la médecine a une place importante dans nos vies, qui ne dépend pas que de sa capacité scientifique à résoudre des maux. La médecine, c’est le soin. Alors Baptiste Beaulieu est aussi bon médecin qu’écrivain : voilà un roman qui apaise.
Où vont les larmes quand elles sèchent, Baptiste Beaulieu, 271 pages, L’Iconoclaste, 20,90 €
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