Le Docteur est « féminin et masculin, et ni l’un ni l’autre, et encore davantage » : le premier épisode anniversaire de Doctor Who, The Star Beast, est clair sur la nature non-binaire, par essence, du Docteur. À cela s’ajoute l’introduction et le développement d’un personnage transgenre — Rose Noble, la fille de Donna, interprétée par l’actrice britannique Yasmin Finney (vue dans Heartstopper).
Entre la question des pronoms et l’histoire personnelle de Rose Noble, les réactions conservatrices sur les réseaux sociaux ne sont pas faites attendre, à grand renfort de « Doctor Woke » et autres critiques, contre une prétendue politisation à outrance du show britannique. Ces reproches sonnent faux au regard de l’histoire de la série : Doctor Who a toujours été une œuvre politique et fortement progressiste. La dimension queer, quant à elle, est apparue dès la nouvelle série initiée par Russell T. Davies en 2005. Un paradoxe teinté d’ironie : si vous pensez que Doctor Who n’était pas politique auparavant, et que la série est devenue « woke », c’est probablement que vous regardiez une tout autre série que celle réellement diffusée.
Pacifisme, écologie, féminisme : Doctor Who a toujours été politique
Le politique
Politique, Doctor Who l’est par nature. Le Docteur est un défenseur de la liberté d’être et d’agir. Il s’est souvent illustré dans ses discours profondément pacifistes, antifascistes. En attestent les mots du 12e Docteur de Peter Capaldi : « La haine est toujours stupide… et l’amour est toujours sage. » Ou ceux dans The Zygon Inversion, quand il décrit ceux qui déclenchent des guerres comme des « enfants capricieux » : « (…) Parce que c’est toujours la même chose. Lorsque vous tirez le premier coup de feu, même si vous avez l’impression d’avoir raison, vous n’avez aucune idée de qui va mourir. Vous ne savez pas quels enfants vont crier et brûler. Combien de cœurs seront brisés. Combien de vies brisées. Combien de sang va couler jusqu’à ce que tout le monde fasse ce qu’il faut faire depuis le début : s’asseoir et parler ! »
Impossible d’ignorer que les ennemis iconiques du Docteur, depuis les années 1960, sont les Daleks et les Cybermens, deux espèces aliens conquérantes dont l’objectif est de dominer l’Univers en avançant leur notion de « pureté » — une métaphore criante des régimes totalitaires du XXe siècle. Très tôt, la série aborde aussi le sujet de l’immigration, ou de la classe ouvrière — en la défendant –. Il en va de même pour l’écologie. En 1973, un épisode appelé The Green Death décrit une grande entreprise, Global Chemicals, dirigée par une machine dénuée de visage, qui déverse des produits toxiques dans la nature, ce qui provoque la mutation de vers géants qui attaquent les villageois. Tout au long de l’arc narratif, le capitalisme technologique destructeur vient s’opposer à des militants écologistes qui veulent défendre la planète et auxquels le Docteur vient en aide. Ce schéma écologiste se répétera dans bon nombre de récits.
L’anticapitalisme
Plus largement, Doctor Who garde une rhétorique anticapitaliste dans l’ère classique comme moderne. Sans compter que le Docteur, ainsi que ses compagnes et compagnons de voyage, se dressent contre toutes les formes d’oppression (en 1966, un épisode, The Savages, critique la colonisation). Leurs aventures sont également, bien souvent, le reflet des préoccupations sociopolitiques au moment de l’écriture. « Tout au long de son histoire, Doctor Who a abordé les questions politiques, sociales et morales du moment, parfois de manière explicite, parfois de manière plus subtile », explique dans The Conversation le professeur Jamie Medhurst.
Le féminisme
En termes de féminisme, la période classique de 1963 à 1989 en est déjà empreinte. Dès la saison 1, le Docteur voyage au sein d’une matriarchie, ce qui se reproduira plusieurs fois. Les compagnes de voyage sont peu stéréotypées pour les séries de l’époque : Liz Shaw, Tegan Jovanka, Ace ou encore Barbara Wright et Sarah Jane sont souvent loin d’être dans l’ombre du Docteur. Elles ont des compétences techniques, du courage, et se dressent régulièrement contre le sexisme.
Plusieurs épisodes remplissent le test de Bechdel ; et des femmes parviennent à « dénoncer » des hommes sur leurs propos ou comportements misogynes ; de même qu’il y a de grands speechs sur le sujet. On se retrouve ainsi, dans les toutes premières saisons, avec deux hommes demandant à une femme s’affairant à une tâche technique, d’un air condescendant : « Comment une fille s’est-elle retrouvée à faire un tel travail ? », à elle de répondre : « Eh bien, quand j’étais petite fille, je voulais devenir une scientifique, donc je suis devenue une scientifique. » Ou, quand un homme déclare qu’une tâche est réservée à un homme, de lui répondre que la remarque est « antiféministe ».
À cette époque, on est finalement dans un entre-deux (assez typique de la SF de la deuxième moitié du XXe siècle, entre avant-garde féministe et sexisme bien installé) : « Cette ère de Doctor Who est probablement la période la plus explicitement féministe de l’histoire de la série. Pourtant, elle s’appuie encore largement sur des stéréotypes de genre régressifs et des tropes sexistes », relève Whovian Feminism. La série, durant son ère dite classique, est loin d’être l’élève féministe parfait, mais, pour l’époque, elle parvient à s’illustrer régulièrement dans des représentations au-dessus du lot.
Cela se joue aussi dans les coulisses de création. La première productrice de Doctor Who, en 1963, Verity Lambert, était aussi la première femme (et seule femme à l’époque) productrice à la BBC. L’un des principaux manques de la série, cependant, restera le peu de femmes réalisatrices et scénaristes derrière la caméra ; un défaut qui était encore présent il y a quelques années à peine.
Quoi qu’il en soit, Doctor Who abordait très tôt, dans son histoire, nombre de sujets politiques, avec une prise de position progressiste très claire. Cela s’est largement accentué dans la série moderne post-2005, alors plus ouvertement politique, avec des épisodes clairement critiques du patriarcat, et encore plus virulents contre le capitalisme.
2005, l’évolution queer de Doctor Who
Les droits LGBTQIA+ sont arrivés plus tardivement dans Doctor Who, puisqu’il faut attendre la seconde série (2005). En cause, la loi britannique : alors que la série démarre en 1963, l’homosexualité commence à être décriminalisée outre-manche seulement à partir de 1967. Après cette petite avancée, les droits LGBT reculent de nouveau en 1980 au Royaume-Uni : en raison d’une intense campagne politique du Parti conservateur, la « promotion intentionnelle de l’homosexualité » (sic) et l’« enseignement dans les écoles publiques de l’acceptabilité de l’homosexualité en tant que prétendue relation familiale » (sic) sont interdites. Ce texte de loi homophobe, connu sous le nom de Section 28, est supprimé en 2003 (puis en 2009, David Cameron, alors nouveau chef du Parti conservateur, présentera ses excuses au nom de son camp politique).
Dans ce contexte, durant sa période classique de 1963 à 1996, Doctor Who aborde assez peu le sujet queer. La seule solution pour la production réside éventuellement dans la carte de l’implicite, comme l’a confié Rona Munro, scénariste de l’arc narratif Survivor de 1989 : « En particulier Karra et Ace, il y a eu des scènes incroyables entre elles et pour moi, c’était censé être mon sous-entendu lesbien (…) ».
La nouvelle série de 2005 change la donne. En premier lieu grâce au showrunner, Russell T. Davies, qui est une figure queer de la fiction britannique. Le scénariste s’est auparavant fait connaître pour la série Queer as Folk. Et, avant de prendre les commandes de la série elle-même, il a aussi publié un roman dans l’univers de Doctor Who, en 1996, présentant le premier personnage ouvertement homosexuel. Peu à peu, à son arrivée, la série intègre alors des personnages gays, bi et lesbiennes, de même que la notion même de diversité infuse de plus en plus d’épisodes.
Jack Harkness, interprété par John Barrowman dès la saison 1 en 2005, est le premier personnage central à être explicitement gay dans la série TV. D’ailleurs, Jack Harkness sera le héros du premier spin-off de Doctor Who, Torchwood, en 2006. Sa relation amoureuse avec Ianto Jones est au cœur des arcs narratifs. Le spin-off montrera aussi nombre de relations bisexuelles pour une grande partie des personnages.
Après le départ de Russell T. Davies, Steven Moffat poursuit l’évolution de Doctor Who vers une normalisation croissante des personnages et relations queer. Dans la saison 6, deux personnages récurrents sont introduits à l’époque victorienne : Madame Vastra (une Silurienne) et Jenny Flint (une humaine), un couple lesbien clairement identifié comme tel puisqu’elles sont mariées.
Clara, compagne de voyage importante au long des saisons 7, 8 et 9, est décrite comme bisexuelle (elle décrit, par exemple, Jane Austen comme « a phenomenal kisser »), même si sa relation majeure montrée à l’écran reste avec un homme. Puis, en saison 10 — on est alors en 2018 –, arrive Bill. Interprétée par Pearl Mackie, c’est la première compagne de voyage officiellement lesbienne (elle est par ailleurs racisée, mais c’était déjà le cas de Martha lors de la saison 3).
Puis enfin, l’arrivée de Jodie Whittaker dans le rôle du Docteur signe une nouvelle évolution. S’il était déjà établi qu’un Seigneur du Temps peut être homme ou femme, depuis quelques années, c’était la première fois que le Docteur en personne s’incarnait en femme. Ensuite, sa relation amoureuse avec Yaz alors qu’elle est encore incarnée en femme constitue une nouvelle pierre à l’édifice.
L’évolution fut relativement lente, brique après brique, et n’a pas toujours contourné certains tropes (comme le « bury your gays » aux issues tragiques), mais solide au fil des décennies pour une série faisant à ce point partie de la culture populaire britannique et, dorénavant, internationale.
Il serait temps de comprendre Doctor Who
Doctor Who est une œuvre sur la paix, l’altérité et le changement — on fait difficilement plus anti-conservateur à proprement parler. Après tout, le Docteur est un extraterrestre capable de régénérer régulièrement son corps (homme ou femme de tout âge), qui voyage dans le temps et l’espace à la rencontre d’époques et de civilisations variées ; en montrant une pluralité de modes d’existence et de modes de pensée. Et qui, lors de ses pérégrinations, tombe sur des problèmes qu’il cherche à résoudre. Au fil des siècles et des millénaires, de planète en planète, il se bat pour combattre toutes les formes d’oppression qu’il croise — toutes. Ainsi, ses idéaux moraux sont limpides : on fait difficilement plus « progressiste » (ou woke selon la terminologie qui s’est imposée ces dernières années, bien que le terme soit utilisé de façon péjorative).
Une grande partie des récits et des situations décrites dans les épisodes sont politiques et sont engagés, tout en reflétant les problématiques de l’époque (« C’est la finalité du capitalisme : la vie humaine n’a plus aucune valeur. On se bat contre un algorithme », déclare le 12e Docteur de Peter Capaldi, il y a quelques années). Une certitude alors : la transphobie, l’homophobie, le racisme et la misogynie sont pleinement incompatibles avec Doctor Who.
De facto, la représentation queer croissante dans la série est une continuité logique. Découvrir la fille transgenre de Donna, Rose, a ému la plupart des fans et constitue une représentation importante — sa transidentité est frontalement abordée (tout comme la transphobie qu’elle subit). Évoquer la non-binarité du Docteur, capable de devenir homme ou femme au fil de sa vie, fait sens au regard de la mythologie installée dans la série depuis 60 ans. Enfin, l’arrivée de Ncuti Gatwa, le premier acteur racisé à incarner le rôle-titre en plus d’être une figure médiatique des droits LGBTQIA+, est encore une nouvelle étape — d’autant que Rose Noble devrait rester dans les parages.
Si The Star Beast vous a semblé trop politiquement engagé, il n’y a qu’une seule leçon à en tirer : il serait temps de réellement regarder et comprendre Doctor Who.
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