1, 2, 3… Soleil ! En 2021, une série coréenne débarquait sur nos écrans en changeant complètement notre vision de nos jeux d’enfance préférés : Squid Game. Dérangeante pour les uns, visionnaire pour les autres, cette création Netflix nous mettait face à nos contradictions capitalistes, avec des candidats luttant à mort pour gagner une immense somme d’argent. Un succès mondial plus tard, et voilà que la plateforme de streaming a eu la drôle d’idée de transformer ce futur peu souhaitable en téléréalité binge-watchable.
C’est ainsi qu’est né Squid Game : Le Défi, jeu grandeur nature permettant à 456 réels participants anglophones d’user de leurs meilleurs mais surtout pires coups bas pour remporter 4,56 millions de dollars. Tout y est : les costumes roses iconiques des gardes, les jeux enfantins, l’esthétique colorée… Jusqu’à reproduire une mort simulée pour les perdants. Un fonctionnement qui pose légitimement question : est-il judicieux de transformer une affreuse dystopie en réalité ?
Squid Game, à la vie, à la mort
Ce qui frappe en premier, en regardant Squid Game : Le Défi, c’est sa fidélité à la série originale, jusqu’aux moindres détails. Une ressemblance étrange, qui provoque une sorte « d’attraction et de répulsion en même temps », pour Julie Escurignan, enseignante chercheuse en communication à l’EMLV.
Mais le sentiment de malaise atteint surtout son apogée lors de la « mort » simulée des candidats, comme nous le raconte Florine, qui a regardé la téléréalité en pensant d’abord voir la saison 2 du programme : « Quand j’ai réalisé que c’était un jeu, j’ai voulu vérifier de mes propres yeux qu’on n’avait quand même pas recréé cet univers en vrai. Et malheureusement si… »
Pour cette spectatrice, cette création Netflix est « dérangeante à tous les niveaux. Quand les candidats sont éliminés, on leur tire dessus au paintball. Ensuite, ils font semblant de mourir, voire gardent la langue sortie comme on pourrait le voir dans les mauvais films. »
Cette fausse exécution n’est pas anodine pour Nathalie Nadaud-Albertini, sociologue des médias au Crem de l’université de Lorraine. Cela joue sur la « confusion entre l’enjeu de la série, à savoir la mort, et celui de la téléréalité, donc quitter le jeu et rentrer chez soi. Le public ressent l’élimination avec une intensité dramatique supplémentaire par rapport à une simple sortie d’émission. »
Une « promenade de santé » ou un tournage « inhumain » ?
Cette mise en scène de la mort est d’autant plus problématique qu’au-delà de sa violence symbolique très forte, la réalité semble avoir également dépassé les bornes. Plusieurs candidats de Squid Game : Le Défi ont ainsi entamé des actions en justice, en dénonçant des « conditions de tournage inhumaines », avec des participants obligés de rester debout dans un froid glacial pendant plusieurs heures, jusqu’à frôler le malaise.
Si la production dément ces accusations, elle affirme tout de même que « gagner 4,56 millions de dollars n’allait pas être une promenade de santé ». Pourtant, les joueurs participent rarement pour simplement « s’acheter une Rolex avant 50 ans », comme l’explique Julie Escurignan.
Un constat partagé par Tori, qui avait pourtant adoré Squid Game : « Le message politique de la série originale était fort et limpide. Je la trouvais très efficace pour créer de l’empathie. À l’inverse, la téléréalité me semble pleinement consciente de jouer avec la vie des gens, de briser leurs espoirs. Les candidats sont, pour la plupart, criblés de dettes et leurs rêves sont de simples besoins basiques, peu importe le pays d’où ils viennent. »
Pour cette spectatrice, cela montre les « failles de notre société » : « Avoir un travail ne suffit plus à se nourrir ou à se loger correctement, donc l’argent devient une source d’angoisse permanente. Ici, on met en jeu le ticket pour régler tous ces problèmes, puis on le retire brutalement, de manière cruelle. Personnellement, j’y vois une condamnation : c’est la mort sociale, le retour au quotidien qui rend malheureux. Même s’ils ne meurent pas, leur vie est en jeu. »
Bye bye l’empathie
Un fonctionnement qui joue sur les nerfs des candidats, en les poussant dans leurs retranchements : « Ce genre de montants très élevés font ressortir le pire des gens », estime Florine. « Quand on en entend certains parler, on se demande comment on a pu tomber si bas. Mais les épisodes restent malheureusement addictifs : on a envie de savoir qui va remporter les fameux 4,56 millions de dollars. »
Durant les 10 épisodes de la téléréalité, dont la révélation du grand vainqueur aura lieu ce jeudi 7 décembre 2023 sur Netflix, on assiste en effet à un festival de rivalités, de stratégies et de critiques acerbes de la part de chaque participant.
Des éléments habituels dans les productions de ce type, qui « cherchent justement des personnalités fortes, devenant presque des personnages », pour Virginie Spies, sémiologue et analyste des médias à l’université d’Avignon.
Des joueurs aux comportements extrêmes, qui sont évidemment commentés en long, en large, et en travers sur les réseaux sociaux, comme le raconte Tori : « J’ai été surprise de lire les réactions de spectateurs, qui témoignaient d’un manque d’empathie flagrant. Là où je voyais une personne perdre la possibilité d’améliorer la vie de ses enfants, d’autres voyaient un ‘loser’ qui ne tenait pas la pression, un ‘simple jeu’. C’est comme si le divertissement semblait, chez certaines personnes, effacer l’humanité des candidats. »
L’engrenage des jeux télévisés
Mais alors, malgré tous ces reproches, pourquoi Squid Game : Le Défi fonctionne-t-elle si bien ? La téléréalité squatte toujours le top 10 de Netflix depuis la sortie de ses premiers épisodes, fin novembre.
Pour Julie Escurignan, le succès mondial de la série coréenne explique évidemment cet engouement, mais pas seulement : « Ce type de productions comme Koh Lanta ou Survivor marche toujours bien. C’est un engrenage : on met le doigt dedans et au bout d’un moment, on se demande si les personnes auxquelles on s’attache vont rester. On se demande aussi comment ils ont transposé Squid Game dans la vie réelle. L’attrait est d’autant plus fort que l’émission est particulièrement réussie, c’est une excellente adaptation de la série. »
Virginie Spies, elle, voit Squid Game : Le Défi comme « un univers assez complet, au carrefour des trois mondes de la télévision : le réel, le fictionnel et le jeu. Cela nourrit donc tous les aspects que l’on a envie de retrouver devant une émission. »
La maîtresse de conférences rapproche ces caractéristiques d’une autre téléréalité actuelle : Frenchie Shore. « Cela fait appel à nos côtés voyeuristes et sadiques. On prend plaisir à voir les autres souffrir, et on se demande toujours ce que l’on aurait fait à la place des candidats. D’un point de vue humain, ce n’est pas très reluisant, mais comme on se dit que ce n’est pas vraiment réel, on culpabilise finalement un peu moins. »
« On se demande toujours ‘et si ?’ »
Cette limite entre le sadisme fictionnel ou réel n’est évidemment pas nouvelle. On pense notamment à l’expérience de Milgram, réalisée dans les années 1960, qui cherchait à déterminer à quel point l’humain pouvait commettre des actes moralement condamnables, en obéissant à des ordres précis. Un test psychologique qui avait donné lieu au documentaire Le Jeu de la Mort, au début des années 2010.
En tant que chercheuse, Julie Escurignan garde constamment les travaux de Milgram en tête : « On se demande toujours ‘et si ? Et si on proposait une véritable violence physique ? Et si on laissait les candidats mourir ?’ Dans Squid Game : Le Défi, la ligne est vraiment fine puisque si l’émission était trop molle, cela n’attirerait pas, ce ne serait pas une reproduction fidèle. Et en même temps, il faut quand même rester éthique et moral. Cela pousse donc à une critique de la société, parce que si les gens sont prêts à en arriver là, à faire du divertissement au péril de leur santé pour de l’argent, cela devient vraiment inquiétant. »
Toujours plus de scandales
Nathalie Nadaud-Albertini, de son côté, nous livre une vision plus mitigée sur ces liens avec Milgram : « Effectivement, dans les deux cas, il y a une autorité qui contraint les candidats à prendre des décisions et à commettre des actes qui vont à l’encontre de leurs valeurs. Mais il y a une différence de taille : dans Squid Game : Le Défi, les participants savent que leurs choix n’affecteront pas réellement la vie des autres, alors que dans les travaux de Milgram, les répondants pensent réellement envoyer des décharges électriques dangereuses. »
En revanche, la chercheuse reconnaît que « le programme joue sur l’imaginaire lié à cette expérience. Cela inquiète, fait débat, et contribue à faire connaître l’émission auprès d’un public le plus large possible. C’est une façon pour Netflix de maximiser l’audience en utilisant un élément clé de la communication en téléréalité : créer un scandale en jouant sur le rapport à la transgression. »
Cachez cette dystopie que je ne saurais voir
Dans tous les cas, Squid Game : Le Défi pose des questions politiques et fictionnelles importantes. Est-il envisageable de transformer une dystopie en réalité, simplement pour les besoins économiques de Netflix ?
Pour Virgnie Spies, qui décrypte régulièrement les productions médiatiques sur TikTok, Squid Game est quelque part « devenue tout ce qu’elle dénonçait au départ. La série voulait ausculter la société capitaliste et individualiste mais la téléréalité offre la possibilité de gagner de l’argent sur le dos des autres. Squid Game connaît également un regain d’intérêt donc finalement, on se demande où sont les frontières entre la fiction et la téléréalité. »
Pourtant, ces frontières sont régulièrement dépassées. On se souvient ainsi de l’épisode Chute libre, dans la saison 3 de Black Mirror, qui avait plus ou moins prédit la notation des habitants en Chine, quelques années plus tard. Pour Julie Escurignan, on est ici à un « niveau nettement plus dangereux socialement et en termes de liberté individuelle que le fait d’adapter une série en jeu télévisé. En revanche, il faut veiller à ne pas trop s’habituer à la mise en danger de candidats pour de l’argent ou à la mort de façon générale. »
Tori, de son côté, propose une conclusion plus pessimiste : « En transformant la dystopie en divertissement, on lui retire toute la critique qui la rend si piquante. Squid Game nous offrait en apparence une distraction, et on se retrouvait finalement à prendre de plein fouet les inégalités de richesses et le mépris de classe. La téléréalité dérivée, elle, fait tout l’inverse : elle nous anesthésie politiquement. »
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