Le monde de la science-fiction est secoué. Le prix Hugo (ou Hugo Award) est l’une des récompenses littéraires les plus prisées, depuis sa création aux États-Unis en 1953. Les plus grands noms de la SF et de la fantasy ont reçu la statuette en forme de fusée. Tous les ans, les prix sont remis lors d’une grande cérémonie, la Wordcon, chaque fois dans un pays différent. En 2023, elle se tenait à Chengdu, en Chine.
Lors de cette édition, quatre auteurs et autrices ont été mis de côté : Neil Gaiman, Rebecca F. Kuang, Xiran Jay Zhao et Paul Weimer. Pourtant, R.F. Kuang est l’autrice de Babel, un ouvrage de SF salué par la critique et propulsé au rang de bestseller, qui a remporté deux autres prix prestigieux et aux fonctionnements proches. Plus concrètement encore, les œuvres de ces quatre personnalités avaient reçu suffisamment de votes du public pour être qualifiées. Mais elles n’ont pas pu accéder à la finale, car elles ont ensuite été déclarées « inéligibles » sans aucune raison. Même Neil Gaiman, dont les votes le plébiscitaient pour un épisode de la série Sandman, n’a pas compris : « Est-ce que quelqu’un pourrait expliquer pourquoi l’épisode 6 de Sandman était inéligible ? », a-t-il demandé en commentaire d’un post désormais supprimé.
« Une question d’indésirabilité plutôt que d’inéligibilité »
Cette exclusion inexplicable et inexpliquée a rapidement déclenché la suspicion : et si elle était liée à la censure du régime chinois ? Cette rumeur provenait du profil spécifique des personnes exclues. Xiran Jay Zhao est canadienne, et R. F. Kuang américaine : elles vivent toutes les deux en Occident tout en étant des femmes d’origine chinoise. Leurs livres abordent des sujets politiques se situant en Chine. Non sans engagement politique : Iron Widow, de Zhao, attaque les ressorts du patriarcat et son héroïne est non-binaire ; Babel a aussi des personnages queer. Plus largement, les deux autrices font plutôt la part belle à la liberté politique.
Quant à Neil Gaiman, il s’était déjà exprimé publiquement en la défaveur du régime : il avait cosigné une lettre ouverte, en 2015, en faveur de la liberté d’expression en Chine. Paul Weimer, de son côté, avait exprimé ses inquiétudes face à une Worldcon se tenant à Chengdu.
Ces profils et prises de position ne sont clairement pas favorables au régime de Xi Jinping. Serait-ce donc la cause des exclusions inexpliquées ? « Je suppose qu’il s’agissait d’une question d’indésirabilité plutôt que d’inéligibilité », écrivait en janvier R.F. Kuang sur Instagram. « L’exclusion des travaux ‘indésirables’ n’est pas seulement embarrassante pour toutes les parties concernées, elle rend l’ensemble du processus et de l’organisation illégitimes. C’est dommage. »
Dave McCarty, président du jury pour cette édition 2023, a assuré qu’il n’y avait eu aucune communication entre les Hugo et le gouvernement chinois. « Après avoir examiné la Constitution et les règles que nous devons suivre, l’équipe administrative a déterminé que ces œuvres/personnes n’étaient pas éligibles », a-t-il écrit dans un post Facebook aujourd’hui supprimé, mais qui avait été retranscrit par le Guardian. McCarty n’a toutefois jamais détaillé en quoi ces œuvres et ces personnes n’étaient pas éligibles, alors que la question lui a été posée par la communauté des Hugo, par des écrivains et par des journalistes.
Entre emails fuités, démissions et excuses : censure ou autocensure ?
Il s’avère finalement que les suspicions de raisons politiques étaient au moins en partie fondées. Ce sont des fuites d’emails, récupérés début février 2024 par les journalistes spécialisés Chris M. Barkeley et Jason Sanford, qui vont en ce sens.
Dans un mail de 5 juin 2023, le plus parlant, le président du jury, Dave McCarty, a écrit : « En plus de l’examen technique habituel, comme nous nous trouvons en Chine et que les *lois* que nous appliquons sont différentes… nous devons mettre en évidence tout ce qui est de nature politique sensible dans le contenu. Il n’est pas nécessaire de tout lire, mais si le travail se concentre sur la Chine, Taïwan, le Tibet ou d’autres sujets qui peuvent être un problème en Chine… cela doit être souligné afin que nous puissions déterminer s’il est sûr de le mettre sur le bulletin de vote (ou) si la loi nous obligera à prendre une décision administrative à ce sujet. »
Ces échanges d’emails ont été partagés par Diane Lacey, membre de l’administration des Hugo durant l’édition concernée. « Permettez-moi de commencer par dire que je ne cherche PAS d’excuses, il n’y a pas d’excuses valables. J’ai honte d’avoir participé à cette débâcle et je ne me le pardonnerai probablement jamais », expliquait-elle dans une lettre ouverte, publiée le 25 janvier 2024.
Elle confirme dans ce document que des bulletins de vote ont été « identifiés et éliminés, exactement comme beaucoup l’ont supposé ». « On nous a demandé de vérifier si les candidats travaillaient sur la Chine, Taïwan, le Tibet ou d’autres sujets susceptibles de poser problème en Chine et, à ma grande honte, c’est ce que j’ai fait. » Elle explique que, sur le moment, elle voulait « que les Hugos aient lieu et qu’ils ne s’effondrent pas complètement ».
Diane Lacey précise cependant qu’elle ne sait pas si cette stratégie très problématique provient de directives venant directement de la Chine ou de décisions internes à l’administration du Prix Hugo pour anticiper tout désaccord politique. Cette question plus précise reste, à ce stade, sans réponse claire. Une autocensure est possible. « Dans l’interview qu’il m’a accordée, Dave McCarty a insisté sur le fait que les Prix Hugo devraient rester sous les auspices directs de la Worldcon qui accueille les débats », relate le journaliste Chris M. Barkeley ; ce qui semble évoquer une volonté internalisée de coller avec la politique du pays.
« La façon dont les Hugo Awards ont essayé si fort d’apaiser le gouvernement chinois qu’ils sont redevenus racistes en disqualifiant de manière préventive la diaspora chinoise… » ironise l’autrice Xiran Jay Zhao sur X/Twitter.
Dave McCarty a démissionné, comme d’autres membres de l’administration concernée. Pour l’édition 2024, qui se tiendra à Glasgow, la nouvelle présidente — Esther MacCallum-Stewart — a publié une lettre, le 15 février dernier, dans laquelle elle présente ses excuses au nom du prix littéraire. Elle ajoute que des mesures vont être prises pour « garantir la transparence et tenter de remédier à la grave perte de confiance dans l’administration du Prix ». Lors de la publication des nommés, les raisons des disqualifications seront publiquement expliquées. De même, les résultats complets des votes et les statistiques seront diffusées immédiatement après la remise des prix.
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