« Peut-on tomber plus bas ? » C’est la question qui nous vient dès que le web se laisse encore embarquer dans une affaire rocambolesque de complotisme farfelu. Et pourtant, si la loi de Godwin se vérifie, on pourrait aussi ajouter une loi concernant l’apparition de complots sur le net après chaque événement. Y aurait-il là une tendance inhérente à la nature des internautes ?
Bush did 9/11 est devenu un meme tant s’interroger sur le réel fautif des attentats du 11 septembre 2001 est devenu courant et mainstream. Les interrogations des internautes menant à des enquêtes farfelues et YouTube-isées, les clics s’envolèrent et l’audimat propulsa ces fanfictions de la réalité devant des millions d’internautes oscillant entre crédulité et hilarité.
Jusqu’à ce que le complot autour du 11 septembre s’incruste dans la pop culture, avec le clip de la chanson de Skrillex et Diplo Where Are Ü Now. On y voit une vague mise en scène du message caché Bush did 911, ce qui a bien évidemment déclenché une vague de suspicions concernant l’appartenance de Justin Bieber aux Illuminatis — non, ne cherchez pas le rapport immédiat. Est-ce bien sérieux ? Pas vraiment. Mais les célébrités s’en amusent et génèrent leur propre buzz en quelques mots.
Mais ce qu’elles ignorent publiquement la plupart du temps, c’est qu’elles sont aussi la cible de ces théories. Et parmi toutes ces théories, qui se multiplient plus rapidement encore que des cellules souches, celle du clonage après décès de nos célébrités préférées tient le haut de l’affiche sur le web. Les célébrités étant mortelles la probabilité de leur mort forcerait leurs producteurs et les dirigeants secrets de la planète à les cloner, au cas où.
Et le business du star-complot est juteux.
Business du star-complot
La théorie vous semble un petit peu exagérée ? Attendez de voir les preuves que s’échangent des milliers d’internautes persuadés de l’exactitude de leur fiction. Ces derniers, soutenus par l’appât du clic et autres gourous des vérités alternatives — qui monétisent à prix fort leurs contenus — font en réalité vivre un système auto-alimenté où tout peut être relayé et où tout est sujet à la fiction.
À la fin de la chaîne alimentaire du système complot se trouve bien évidemment l’internaute lambda, celui qui ne produit aucun contenu mais qui générera le revenu des rentiers inventeurs de théories. L’internaute, étant la clef de voûte d’une économie de la crédulité, est attiré par des prédateurs rodés aux mécanismes de la viralité.
Ces prédateurs peuvent être eux-même convaincus de leurs inepties ou ne pas y croire une seconde, qu’importe : cela n’influera aucunement sur la monétisation de leurs contenus. Ainsi on trouve aux États-Unis, des médias comme The Root qui se spécialise dans la diffusion des affaires de complot. Cette presse néo-tabloïd, cachée derrière un ton ironique garant de son « sérieux » ne prend pas soin de traiter effectivement leur information et maintient finalement le plus crédule de ses lecteurs dans le doute. On est loin de l’activité salvatrice des Décodeurs du Monde, mais qu’importe, les théories se situent parmi les contenus les plus viraux d’internet : le business est donc florissant.
Les médias ayant pignon sur rue ne sont bien sûr qu’un rouage d’un système beaucoup plus opaque, de désinformation très premier degré. Avec des pseudo-reportages YouTube, des chaînes comme AllTime Conspiracies réunissent plus d’un million d’abonnés qui reçoivent régulièrement les derniers scoops improbables de la chaîne. Les grands succès du complotisme sont bien sûr d’ordre politico-historique, mais une nouvelle tendance émerge parallèlement aux complots politiques : les complots de célébrités.
Un business qui semble au moins aussi juteux sur YouTube que celui des aliens. Ainsi, le compte Vrillex, produit de manière systématique — voire automatique — des dizaines de micro-reportages avec des titres répétitifs plus facilement répertoriés par Google et YouTube. Le compte a publié par exemple de très nombreuses vidéos construites toutes de la même manière : « Illuminati clones : Was xxx replaced ? » Dernièrement, Vrillex a produit une vidéo pour le décès prétendu de Christina Applegate, Ryan Gosling, Ciara, et Christina Aguilera. Le tout, en moins de trois mois.
Une fois sur la page chaîne du compte l’arnaque juteuse se dévoile, dans la mesure où même pour le plus crédule des spectateurs, l’accumulation ferait trop. Mais prises individuellement, dans la masse de contenus échangés sur les réseaux sociaux et relayés par les médias, ces théories prennent racines en-dehors de leur chaîne, en plus d’enrichir leur créateur par les revenus publicitaires liés.
On en veut pour preuve la vidéo Illuminati Clones : Was Beyoncé Replaced de Vrillex — toujours lui — qui est en fait à la source du papier de The Root, mais pas seulement, puisque le phénomène touche aussi les médias du web français. Or, si on reprend le cas de Beyoncé, on voit comment s’enclenche la machine :
- Un YouTubeur anonyme et prolixe réalise une vidéo en quelques heures, avec des preuves idiotes.
- Le compte enregistre plusieurs centaines de milliers de vues, plus de 200 000 à ce jour sur celle de Beyoncé.
- L’information se propage grâce aux internautes qui accordent leur attention à un contenu facile à trouver et facile à partager.
- Quelques semaines plus tard des médias, sous couvert d’ironie, se servent en réalité dans le même pot commun et continuent d’enrichir l’auteur original.
Au-delà d’un manque de sérieux — se moquer des plus crédules au lieu de tenter de rétablir la vérité pour les aider n’est pas vraiment du journalisme d’information — une question se pose sur ce système : qui sont les victimes d’une machinerie aussi grotesque ?
L’école des fans, psychologie sociale de la crédulité
Objectivement, le contenu proposé par ces narrateurs de bas étages est d’une médiocrité évidente. Si on reprend l’exemple du « remplacement de Beyoncé par un clone », la vidéo propose si peu de preuves — ou des preuves dont la solidité est proche de zéro — qu’on finit par s’interroger sur les mécanismes d’une aussi grande crédulité.
Lancer un complot est-il aussi simple qu’une vidéo sur fond étoilé avec des insignes triangulaires et des images pêchées sur Google ? Si l’on en croit les nombreuses réactions des partisans de la théorie des clones, oui.
Le manque de preuves n’est donc vraiment pas un obstacle, ni pour les inventeurs des théories qui ne s’embarrassent pas de démonstrations sourcées, ni même pour les victimes de ces théories. Un comportement que l’on trouve aussi chez les défenseurs des complots historico-politiques : les deux psychologues Michael Wood et Karen Douglas ont ainsi dressé un portrait psychologique de ces porteurs d’une vérité alternative.
Les deux chercheurs ont profité des dix ans du 11 septembre pour analyser plus de 2 000 commentaires des sites d’actualité, en observant la rhétorique des défenseurs de la version officielle ainsi que celle de leurs contradicteurs complotistes. Le résultat de leur recherche met en évidence l’existence d’un comportement asymétrique entre les deux types d’individus : les défenseurs de la version dite officielle apportent les informations qu’ils connaissent, les complotistes tentent de saper le fondement de ces affirmations, sans pour autant apporter une information contradictoire appuyée sur des faits.
D’après ces recherches, l’importance d’apporter une information est amoindrie par le besoin de lutter contre une vérité que la victime perçoit comme imposée. Et c’est non pas contre une information ou la réalité que le complotiste va se battre, mais contre des coalitions de responsables. Et plus ces imprécations vont être floues, plus l’épaisseur du secret qu’il pense détenir va croître, plus il sera persuadé par la nécessité de sa démarche. Pour les psychologues, ce n’est pas tant la version des faits du complotiste qui compte que sa démarche : lutter contre quelque chose. Le complotiste déplace quasiment systématiquement sa théorie dans un espace d’affrontement, alors que celle-ci devrait d’abord s’étayer.
Ce comportement que l’on retrouve alors dans la sphère politique n’est en réalité aucunement propre au politique, l’affrontement que mène le conspirationniste n’étant alors qu’un comportement de différenciation qui se répète sur n’importe quel sujet, comme Beyoncé, Taylor Swift ou Avril Lavigne. Il est difficile d’établir un lien thématique entre l’appétit pour des complots historico-politiques et des complots concernant le show-business et l’industrie du divertissement, alors que leur mécanique demeure très proche. Toutefois entre Obama et Beyoncé, il n’y a qu’un point commun sociologique qui intéresse nos amateurs de machinations : la domination.
Depuis l’essor de la célébrité artistique telle qu’on la connaît aujourd’hui, les stars du show business ont pris pour leurs fans et leurs publics une dimension de dominant, adulé ou craint. Une domination assise par des réalités financières, médiatiques et humaines. Dès lors, le conspirationnisme expliquant les raisons d’une telle main-mise sur le monde par des artistes a vocation à devenir aussi important que la place des stars dans nos sociétés. Le complotisme des fans n’est qu’un symptôme du soft-power de l’industrie du divertissement.
Accélérateur d’inepties
L’horizontalité propre au web est sa meilleure qualité, on en veut pour preuve les miracles rendus possibles par l’interconnexion des individus, de WikiLeaks aux projets collaboratifs qui naissent chaque jour sur Internet. Mais comme le remarquait Gérald Bronner dans la revue Esprit : « Internet est une drôle de démocratie où certains votent mille fois et d’autres jamais. »
Ce qu’il faut comprendre de la surreprésentation du discours complotiste sur Internet c’est que ses défenseurs ont la capacité à produire du contenu et à s’impliquer dans sa diffusion. Là où l’internaute lambda est dans une attitude de consommation qui n’implique aucunement son consentement à ces théories. Peut-on considérer que le lecteur de The Roots est systématiquement conspirationniste ? Non, tout comme les journalistes de ces médias qui ne voient qu’une sur-représentation d’une théorie, poussée par des utilisateurs actifs.
Les conspirationnistes de tous bords ne sont pas majoritaires malgré ce que le web pourrait laisser croire : ils sont seulement de grands créateurs de contenus. Ce qui les distingue d’une immense majorité d’internaute. Le conspirationnisme, comme l’explique Gérald Bronner dans sa Démocratie des crédules, est un militantisme motivé, et qui de fait, est particulièrement communautaire.
Les conspirationnistes de tous bords ne sont pas majoritaires malgré ce que le web pourrait laisser croire
À ce titre la création rapide de groupes de débats, sur Reddit, 4Chan, Facebook et Twitter, dans lesquels les internautes tentent de construire et diffuser leurs théories ne font que renforcer la centralité de leurs informations et les conduit rapidement à tourner en boucle, sans trouver aucune voix qui pourrait enlever de la légitimité à leurs recherches : ces facettes de ces réseaux tournent en vase clos. Par exemple, derrière le complot de la mort de Beyoncé, se cachent plusieurs communautés anti-Illuminatis qui en plus de relayer des farces, se mettent à en créer eux-même. Et ainsi, d’une simple vidéo YouTube, le complot devient un hydre à cent têtes quasiment indestructible. Alors qu’il s’agit toujours de la même théorie farfelue qui tente de faire croire que Beyoncé est morte depuis 16 ans.
Mais loin de s’étayer pendant leur diffusion, les théories ont plutôt tendance à devenir de plus en plus floues au fur et à mesure de leur viralité. Qu’importe : la viralité porte la légitimité du propos et la démarche d’opposition systématique des crieurs du complot réduit le besoin de preuves, ce qui provoque un renforcement de la théorie alors même que d’un point de vue logique, elle s’est encore un peu plus affaiblie.
La boucle est donc bouclée et le système qui s’érige contre la vérité du système peut tourner à plein tube en monétisant n’importe quelle théorie qui, à condition d’impliquer une star et une force obscure (Illuminatis, reptiliens etc.), remplira automatiquement les caisses de son créateur avant d’envahir le web.
À la presse, peut-être, de tenter de reconstruire un discours appuyé par des faits quand elle choisit de se faire le relai de ces propos.
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