Parfois Yeezy nous questionne. Au vu de notre intérêt pour ce que fait le rappeur, ayant une actualité mensuelle comme l’existence du tag Kanye West le prouve, on se demande si nous ne l’aimons finalement pas trop. A-t-on perdu toute objectivité face au rappeur souvent plus hype que brillant ? On se le demande, quand on voit ses coups de sang et son excentricité habituelle.
Et pourtant, bien que nous ne comprenions pas toujours les tweets en roue libre du rappeur, ses punchlines sur Tim Cook et certaines de ses incartades, nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’il trace un nouveau sillon artistique. Le garçon ne fait rien comme tout le monde, parfois simplement pour assumer sa singularité, et parfois pour, très sobrement, porter l’art au-delà de ce qu’il était 10 ans avant Kanye. En fait, Kanye est aussi excentrique que fulgurant. Ce qui en tant que spectateur, nous oblige à être attentif.
Il faut saisir la pensée et la vision de l’artiste pendant qu’elle s’incarne dans son époque, parfois aussi brièvement qu’un snap. C’est du moins la conviction que nous avons et qui a été appuyée par la révélation du génial court métrage réalisé pour Famous. Disponible uniquement sur Tidal, le clip vidéo a pourtant déjà déchaîné des réactions à foison.
It’s a comment on fame
Effet de rareté et d’exclusivité Tidal oblige, nous ne pouvons qu’intégrer un lien vers le court métrage qui se limite à trente secondes, à moins que vous ne possédiez un compte sur la plateforme de streaming. Toutefois, n’étant pas vraiment un clip à part entière, la narration en est absente, l’œuvre est une véritable performance mettant en scène la pièce maîtresse du clip : la monumentale sculpture de cire qu’a fait réaliser le rappeur.
Alignant douze personnalités mondialement connues dans un lit démesuré, évoquant à la fois la dimension sexuelle de la nudité, et la pudeur dévoilée d’icônes de la modernité, le rappeur frappe fort et le choc est immédiatement rétinien.
Lorsque Kanye fait réaliser onze sculptures, grandeur nature, de Rihanna ou Taylor Swift en passant par Trump ou W. Bush, le spectacle offert est aussi excentrique que provocateur. Interrogé dans Vanity Fair sur la présence de Cosby, accusé d’agressions sexuelles, dans son œuvre West répond calmement : « It’s not in support or anti any of [the people in the video]. It’s a comment on fame / ce n’est pas un soutien ou une critique des personnes dans la vidéo. C’est un commentaire au sujet de la célébrité. »
Un commentaire sur la gloire, sans autre propos que celui de sa propre forme : immobile, impudique et vulgaire. Comme l’instantané de notre monde et des forces culturelles qui le composent. La violence défigure le sexe — Chris Brown et Rihanna — la politique se mêle au show business — Trump et W. Bush — et le monde entier semble coucher dans le même lit, le prophète West en son centre.
L’ensemble de la vidéo est aussi cryptique que symbolique, la proposition artistique de West est toute concentrée autour de la perception, du dévoilement et bien sûr de la pudeur. Car si le court métrage n’est absolument pas pornographique, son contenu peut heurter par la représentation disgracieuse des corps, immortalisés dans la cire. Personne ne se trouve à son avantage dans le portrait de Kanye : en cela, on trouve une forme de nihilisme dans son œuvre. Nul jugement moral, nul jugement esthétique, seulement la narration d’une perception ultra-réaliste d’une fiction : l’orgie des icônes du monde de West.
https://twitter.com/raymunoz94/status/746551311424851968
Sur la forme de son clip, Kanye West est allé bien au delà de ce qui était communément demandé aux entertainers depuis Michael Jackson et les standards du clip imposé par Thriller. En plaçant non pas sa créativité dans le déroulement cinématographique de la vidéo mais en déplaçant le terrain du clip sur celui de la sculpture, Kanye bluffe. Il se joue des codes, du mainstream face à l’élite, du laid et du beau, de la fiction et de la réalité, enfin il se joue de la célébrité et de l’anonymat. Tout le clip est un hommage au travail de Vincent Desiderio, dont la fresque Sleep a inspiré le tableau principal du court métrage.
En nous toisant d’un ultime regard, Kanye convoque notre voyeurisme et nous confronte à ce que nous sommes : spectateur qui regarde l’alignement de célébrités dans les cieux du capitalisme.
L’ultime plan, qui perturbe notre voyeurisme, convoque toute la force du regard : « Le regard de l’autre me saisit et me fige. [… ] Pour l’autre j’existe non seulement comme objet de regard mais comme cette chose vue à l’état de voyeur. Moi qui n’étais que libre projet, je suis figé dans un état qui ne me laisse plus libre d’agir. Si désormais j’agis, ce sera par rapport à l’autre, comme par exemple celui qui se cache pour ne pas être vu comme voyeur, jaloux, honteux. J’entre dans le cycle infernal de l’aliénation : je suis pour l’autre. », écrivait Sartre. Ici, le spectateur devient donc aussi objet que l’artiste, et l’un et l’autre sont réunis dans une même relation, seulement séparés par l’écran.
Dérouté et fasciné, on crie — une fois de plus — au talent de Yeezy. Vous pouvez retrouvez The Life Of Pablo dans notre sélection musicale.
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