Entre toutes les erreurs commises par l’industrie du disque et du cinéma dans leur lutte contre le piratage, il en est une plus grave et plus fondamentale que toutes les autres : avoir perdu le respect des consommateurs. Les campagnes de communication sur fond de doigts d’honneurs, les poursuites pénales massives engagées contre des internautes, les ripostes graduées exigées partout dans le monde et obtenues en France, les protections anti-piratage tellement nombreuses et complexes qu’elles dérangent plus l’honnête client que le méchant pirate… Tout cela participe à faire détester l’industrie culturelle. Pas à la respecter.
Or le respect est une composante essentielle de toute relation commerciale réussie. Y compris, pour ne pas dire surtout, sur Internet. Le succès des Humble Indie Bundle le démontre, et l’a encore démontré le mois dernier : le piratage n’est pas une cause de l’échec des industries, c’est une conséquence. Ca n’est pas une fatalité, c’est le résultat d’une mauvaise politique. Et en particulier d’une mauvaise politique de communication.
Pour donner au public l’envie d’acheter des œuvres plutôt que de les télécharger sans payer, il ne faut pas dire le travail que demande la réalisation d’un film ou d’un album. Il faut le montrer, le démontrer, en faire prendre conscience. C’est une chose de rendre coupable celui qui télécharge un fichier sur un réseau P2P. C’est autre chose de le faire culpabiliser. Or si jusqu’à présent l’industrie culturelle a beaucoup (trop) travaillé à rendre coupable, elle n’a que peu progressé dans sa capacité à culpabiliser.
Elle tenterait même de faire l’inverse, dans une sorte de réflexe idiot. C’est ce qu’explique le critique de cinéma Rafik Djoumi dans un excellent billet sur les bonus inclus dans les DVD, publié par Arrêt Sur Images. Il y reprend brillamment l’historique des bonus et en particulier des making-of et commentaires audio des films, qui aux origines n’hésitaient pas à montrer la grande difficulté des tournages :
Loin des featurettes promotionnelles qui envahissent déjà les TV américaines, le long documentaire sur le tournage d’Abyss, proposé sur la version collector du LD, révèle le cauchemar au quotidien que représente un tournage trop ambitieux, générant ses petites et moyennes catastrophes et, surtout, faisant éclater la fragilité et la complexité des rapports humains dans un tel contexte (…)
Comptant parmi les rarissimes making-of à véritablement plonger le spectateur dans le chaos d’un tournage, Heart of Darkness (consacré à Apocalypse Now, ndlr) souligne l’incroyable osmose qui peut lier la création d’un film au film lui-même. A plus d’une reprise, le spectateur s’étonne de voir en Coppola, perdu au fin fond de la jungle et entouré de ses « fidèles », l’image du Colonel Kurtz reclus au fin fond du Vietnam.
Mais Rafik Djoumi détaille ensuite de nombreux exemples de films dont les bonus et les making-of ont été censurés par les studios, et remplacés soit par des reportages totalement mensongers qui embellissent la réalité, soit plus souvent par des bonus qui la taisent. Titanic, par exemple, est d’abord sorti en DVD sans aucun bonus, et ceux proposés dans la version collector six ans plus tard n’évoquaient rien de « l’ambiance de naufrage, voire la mutinerie, qui avait saisi la production du futur film aux 11 Oscars« . Il ne faut pas toucher à l’image du film parfait.
« Des centaines de tournages, réputés difficiles voire catastrophiques, se voient régulièrement transformés en partie de campagne avec la ferme conviction que le public, de toutes façons, ne veut pas savoir; que l’amour qu’il porte à une œuvre serait tributaire de la conviction qu’elle fut accouchée dans le plaisir et l’harmonie« , constate le critique. Mais pour lui, cette image que veut renvoyer l’industrie du cinéma « entretient le mythe d’un Hollywood surpuissant, croulant sous les dollars« . Il ne le dit pas, mais on le devine entre les lignes : un Hollywood que l’on aucune honte à pirater. Aucune culpabilité.
Il n’est jamais question d’objets fragiles ou risqués, à la merci de l’incompréhension, de l’incrédulité ou même du sabotage. Il n’est jamais question de luttes intestines ou de victoires amères, jamais question de faillites colossales et surtout jamais question d’artistes sacrifiant leur santé physique et mentale afin de poursuivre un rêve obsédant. En clair, cet Hollywood-là, celui des bonus angéliques, est très exactement à l’image que s’en font ses critiques les plus virulents depuis des décennies : une machine de guerre dénuée du facteur humain, cette matière combustible et versatile susceptible de générer l’imprévisible.
Rafik Djoumi y voit une seule explication rationnelle. Cette image d’un Hollywood sous contrôle doit « rassurer les actionnaires et perpétuer le fantasme d’une industrie sans risque et sans imprévu« .
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