Zeus prépare un bon barbecue dans son meilleur jogging du dimanche, tandis qu’Orphée se lance dans une quête mortelle au cœur des Enfers, pour ramener sa bien-aimée Eurydice, depuis un bar miteux au milieu de nulle part : bienvenue dans Kaos, joyeuse réinterprétation des mythes grecs à la sauce moderne, qui cartonne actuellement sur Netflix.
La série, qui s’impose déjà comme l’une des meilleures de l’année 2024, réinvente ainsi l’histoire de Zeus, ici dépeint comme un dieu paranoïaque, persuadé que son règne arrive à son terme. Mais pourquoi ces récits nous passionnent-ils autant ? Et Kaos est-elle si éloignée des vieux mythes qu’elle raconte ? Antoine Chabod, docteur en histoire de l’Antiquité grecque, analyse avec nous ce succès plutôt inattendu pour Netflix.
L’interview : « L’Antiquité, ce n’est pas statique du tout »
Numerama : Pourquoi Kaos cartonne-t-elle autant sur Netflix ?
Antoine Chabod – La mythologie a toujours du succès. On le voit aussi en librairie, avec de nombreux romans jeunesse comme Percy Jackson qui reprennent des figures de la mythologie. Les réécritures féministes sont également très appréciées ces dernières années. Je pense à Circé de Madeleine Miller ou à Clytemnestre de Costanza Casati. Il y a donc un goût pour le grand public de façon générale pour ces questions-là.
Kaos est-elle une bonne adaptation, selon vous, des mythes originaux ?
Cela dépend de ce qu’on appelle « bonne adaptation » et « mythes originaux » (rires). En fait, chaque mythe était transmis via un poème, qui diffère donc selon son interprète. Chacun composait sa propre version. Donc les réadaptations contemporaines comme Kaos suivent ce chemin. Cela pourrait surprendre celles et ceux qui ont une idée un peu trop figée de la mythologie, telle qu’on la voit dans les encyclopédies. Mais l’Antiquité, ce n’est pas statique du tout.
À l’époque, les spectateurs réclamaient, justement, aux poètes de nouvelles interprétations, adaptées aux problématiques du temps. C’est donc la nature même de ce matériau de s’adapter à différentes formes : les anciens jouaient en permanence avec la comédie, en mettant en scène des dieux bouffons ou grotesques, et la tragédie.
Kaos joue justement sur ces deux tableaux.
Oui, tout à fait. Mais lorsque l’on regarde les épisodes, on sait tout de même très précisément dans quel registre on se situe. La série nous plonge par exemple dans un noir et blanc profond lorsque l’on entre dans le monde des Enfers, pour signifier le passage au tragique. Les grecs anciens faisaient la même chose avec les masques et la musique, au théâtre. Il n’y a donc pas de confusion possible, tant qu’on garde l’idée que le matériau est souple. C’est la liberté du poète d’en faire un récit efficace.
La série présente des personnages bien connus de la mythologie sous des aspects étonnants, comme Hadès, habituellement montré comme un charismatique roi des Enfers, qui devient ici beaucoup plus discret. Qu’en pensez-vous ?
Le polythéisme est une idée qui nous est assez étrangère, mais les dieux ne sont jamais monolithiques. Ils ont plusieurs faces, que l’on invoque suivant les situations. Le parti pris de Kaos n’est donc pas du tout incompatible avec cette conception, au contraire. Poser de nouvelles questions, inventer un nouveau personnage à partir de l’ancien, c’est le principe même du matériau mythique dans l’Antiquité.
Pourquoi les mythes ont finalement cette image un peu figée aujourd’hui ?
Nous avons désormais un biais plus monothéiste, qui nous vient de la culture chrétienne. Les mythes grecs sont d’abord passés par Rome, puis par la culture religieuse qui veut qu’il y ait un dogme. Notre conception d’un monde mythologique, c’est qu’il faut qu’il n’y ait qu’un dieu, une seule vérité, chaque personnage est à sa place et remplit sa fonction. Pour nous, la mythologie n’est donc pas celle des Grecs.
Pourquoi ces mythes résonnent-ils toujours autant en 2024 ?
Je pense que c’est un matériau tellement foisonnant et riche, que c’est un plaisir, surtout pour un scénariste, de s’y plonger. Kaos fourmille d’ailleurs de petites références discrètes. Lors d’une discussion entre Héra et Zeus, on peut ainsi entendre le cri d’un paon en fond. Il s’agit justement de l’animal totem d’Héra. Ces clins d’œil au public marchent très bien pour celles et ceux qui s’intéressent particulièrement aux mythes.
Mais tout le monde les connaît au fond, de plus ou moins loin. On les utilise pour tout, tout le temps, que ce soit en psychanalyse, au théâtre, ou dans la culture pop. Donc ça devient un répertoire, une ressource de récits assez facile à utiliser finalement. Les personnages sont immédiatement identifiables et les structures narratives sont récurrentes, donc cela facilite l’immersion.
Kaos est une série très politique. Est-ce aussi une fonction des mythes ?
C’est principalement à ça qu’ils servent dans l’Antiquité, de mon point de vue. Certes, ils honorent d’abord les dieux. On récite, on chante, on met en avant des poèmes dans les cadres rituels. Si vous enlevez les fêtes religieuses en l’honneur des dieux, vous n’avez quasiment plus de poésie grecque, et donc plus de mythologie.
Mais la deuxième raison de leur existence, qui arrive juste après, est souvent politique, effectivement. Les chants permettent de créer une identité collective. Par exemple, célébrer le héros fondateur d’Athènes, Érechthée, cela permet de rappeler aux citoyens qu’ils ont tous des ancêtres communs, qu’ils sont issus du même récit, du même dieu. Cela justifie la démocratie.
La série de Netflix s’axe beaucoup sur la remise en question des politiques et de la religion. Peut-on l’interpréter comme un appel plus moderne à se rebeller contre les pouvoirs en place, quels qu’ils soient ?
Oui, je pense que c’est l’idée principale de la série, avec une critique acerbe des riches, qui traînent sur des yachts toute la journée, comme Poséidon. Pour moi, c’est peut-être le point sur lequel la série s’éloigne le plus de la mythologie antique. Il y a un rapport au dieu qui est, à mon avis, très inspiré des religions monothéistes et particulièrement du christianisme. Dans l’Antiquité, il n’y a pas l’idée d’une autorité centralisée des dieux. Ce n’est pas aussi monolithique, hiérarchisé ou linéaire.
On peut plutôt se tourner vers une multitude de dieux, dont certains ont des fonctions particulières. On est loin de la représentation, dans Kaos, de quelques dieux qui décident de tout et punissent les humains, plutôt à la manière d’un dieu biblique. La série s’est inspirée de la mythologie d’un point de vue narratif, mais pas religieux. Le côté « culte » disparaît complètement. Or, pour les Grecs, les mythes ne sont pas juste des histoires pour endormir les enfants. Ce sont des récits liés à la pratique d’un culte.
Kaos est également très inclusive, avec un casting composé de nombreuses personnalités queer. Est-ce représentatif des mythes ?
Tout à fait, et cela marche très bien. Les Grecs ne réfléchissent pas du tout en termes d’orientation sexuelle. Ils ne se définissent pas par une identité de sexe ou de genre. Ils considèrent plutôt l’élan érotique comme une pulsion envoyée par Éros. Ce dernier est peut-être le grand absent de Kaos, parce que les personnages sont amoureux, mais sans que les dieux s’en mêlent.
Or, ces derniers sont partout tout le temps : on ne peut pas concevoir que quelqu’un ait envie d’un autre, sans que ce soit une intervention directe de la part d’Éros. Et ces pulsions érotiques peuvent être dirigées vers un homme ou une femme, sans aucun problème pour les Grecs. Le polythéisme est tellement varié, que tout existe. Cénée, personnage trans dans la série, l’est également dans la mythologie grecque d’ailleurs.
Kaos a-t-elle un impact positif sur les mythes grecs pour vous ?
Bien sûr. Si le public veut s’y intéresser et se l’approprier, ça ne peut qu’être positif. Les gens savent, lorsqu’ils regardent une série Netflix, que c’est un divertissement, et non pas un cours d’université.
Mais si cela les intéresse davantage, je peux recommander le podcast incontournable de Pierre Judet de la Combe, Quand les dieux rôdaient sur la terre, en replay sur France Inter. Et pour aller encore plus loin, il faut vraiment écouter les cours au Collège de France de Vinciane Pirenne-Delforge, disponibles gratuitement en ligne.
Dernière question, et pas des moindres : Kaos est-elle le digne successeur d’Hercule, de Disney, qui avait marqué toute une génération ?
Oui, c’est possible (rires). Il y a quelque chose de similaire dans le ton, dans la façon de s’amuser avec les mythes. Mais à mon avis très personnel, Kaos est meilleure qu’Hercule.
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