La présence de Yasuke dans Assassin’s Creed Shadows a suscité une multitude de polémiques. Le personnage était pourtant déjà apparu dans de nombreux jeux sans que cela ne génère le moindre débat. Qu’est-ce qui a bien pu changer avec le jeu d’Ubisoft ?

« J’ai été amené dans ce pays attaché. Traité comme une marchandise. Mais ensuite, mon seigneur Nobunaga m’a accordé le titre de samouraï » : le Yasuke nostalgique qui regrette de ne pas avoir pu sauver son si généreux suzerain n’est pas celui d’Ubisoft, dans Assassin’s Creed Shadows. C’est celui de Nioh, œuvre majeure du studio japonais Team Ninja, dont les deux opus sortis en 2017 et 2020 se sont écoulés à plusieurs millions d’exemplaires à travers le monde.

Bien avant Ubisoft, d’autres studios de jeux vidéo, très majoritairement japonais, avaient déjà fait une place à la figure du samouraï africain. Le personnage, qui a réellement existé, fût au service d’Oda Nobunaga, figure emblématique de l’histoire du Japon… mais aussi de sa pop culture. Chef de guerre haut en couleur, à la fois génie de la guerre et auteur d’immenses massacres, il continue de nourrir les imaginaires aujourd’hui, souvent accompagné de ses fidèles acolytes.

Dans Nioh 1 et 2, Yasuke est un boss qui veille sur la dépouille d'Oda Nobunaga // Source : Team Ninja
Dans Nioh 1 et 2, Yasuke est un boss qui veille sur la dépouille d’Oda Nobunaga // Source : Team Ninja

Yasuke, de figurant à acteur

Yasuke, le personnage historique

Romain Mielcarek est notamment l’auteur du livre intitulé Yasuke, le samouraï africain : aux origines du mythe. Il revient sur le personnage qui a vraiment existé.

Sur le plan historique, les premiers à prendre en compte cet étonnant personnage sont les équipes du géant nippon Koei Tecmo, dans leur licence phare Nobunaga’s Ambition. Une série de jeux de stratégie réputée au Japon, où chaque épisode s’écoule à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, mais qui a toujours eu du mal à s’exporter. On y retrace la vie du célèbre daimyo, dans une approche très scénarisée de l’histoire. Les auteurs ont intégré dans cet univers tout un catalogue de plusieurs milliers d’officiers ayant réellement existé à cette époque. Un souci du détail qui a permis à l’Africain d’apparaitre dès le troisième épisode, Nobunaga no Yabō: Haōden, sorti en 1992 sur toute une série de consoles, dont la Super Nintendo, la Playstation et la Mega Drive. Il n’est alors rien de plus qu’un tout petit figurant, mais il a le droit à une série d’illustrations spécifiques. Il est même l’une des deux guest stars d’un DLC de Nobunaga’s Ambition: Souzou, sorti en 2014 et localisé pour les marchés occidentaux.

Avec Nioh, Yasuke devient en 2017 un peu plus qu’un simple figurant. Sous le nom de « samouraï d’obsidienne », il est désormais un boss incontournable, doté d’une voix et d’un semblant d’histoire. Outre le public japonais, il arrive dans l’imaginaire occidental qui a, lui aussi, largement acheté ce jeu. Emprunt de nostalgie, il affiche sa reconnaissance envers son ancien maître, qui l’a émancipé de sa situation d’esclave. Le joueur, lui, incarne triomphalement William Adams, un autre étranger, un Anglais qui fût réellement samouraï, au début du XVIème siècle.

Dans le dernier opus de la série de baston futuriste Guilty Gear, le développeur Daisuke Ishiwatari assure que le personnage Nagorizuki est inspiré d'un personnage historique. Aucun doute sur le fait qu'il s'agisse de Yasuke. // Source : Bandai Namco
Dans le dernier opus de la série de baston futuriste Guilty Gear, le développeur Daisuke Ishiwatari assure que le personnage Nagorizuki est inspiré d’un personnage historique. Aucun doute sur le fait qu’il s’agisse de Yasuke. // Source : Bandai Namco

C’est en 2021 qu’il devient jouable pour la première fois. Ou presque : la série de jeux de combat Guilty Gear Strive, éditée par Bandai Namco, ajoute un combattant africain à son écurie de combattants. Il ne s’appelle pas Yasuke, mais Nagorizuki. Pourtant, dans l’histoire, celui-ci évoque son maître, Kazusanosuke… l’un des — nombreux — noms que porta Oda Nobunaga dans la vraie vie. Le directeur général de la licence, Daisuke Ishiwatari, a confirmé en interview s’être inspiré d’un personnage historique.

Avec Nioh, Yasuke devient en 2017 un peu plus qu’un simple figurant

C’est finalement le studio Omega Force, édité de nouveau par Koei Tecmo, qui franchit pour de bon cette étape en 2021 dans Samouraï Warriors 5. Dans ce grand classique des hack’n slash que les joueurs les plus avertis connaissent sous le nom de « musou », la joueuse ou le joueur éclate des armées entières en incarnant des personnages historiques (Japonais dans Samouraï Warriors, Chinois dans Dynasty Warriors). Yasuke fait partie des petits nouveaux de cet opus. Il occupe même une place importante dans la campagne principale, ne laissant d’autre choix que de l’incarner.

Le Yasuke de Dynasty Warriors 5, porte de très anachroniques dreads et combat avec des gants cloutés. // Source : Omega Force
Le Yasuke de Dynasty Warriors 5, porte de très anachroniques dreads et combat avec des gants cloutés. // Source : Omega Force

L’immense diversité vidéoludique

Le jeu vidéo, en particulier japonais, peut être parfois assez hétéroclite. Parmi ceux qui ont laissé une place au samouraï africain, il n’y a pas que des chefs-d’œuvre. On trouve même de drôles d’objets. En 2011, les Japonais pouvaient ainsi le croiser dans les salles d’arcade, avec le Vasara 2 de Visco. Paradoxalement, là… point question de samouraï. Il s’agit d’un shoot’em up pur jus dans lequel on commande un vaisseau pour dégommer plein de machins et de bidules avec des très gros canons laser. Les développeurs ont choisi comme boss de fin de niveaux des personnages de l’histoire du Japon, dont Oda Nobunaga. Yasuke est l’un d’entre eux. Crâne rasé, pilote de bombardier, lunettes de soleil au nez, il s’affiche avec un style très américain.

Yasuke se fait aussi un chemin sur les jeux mobiles. En 2014, on le retrouve dans 100man-nin no Nobunaga no Yabou, déclinaison pour portable de Nobunaga’s Ambition, où plus de 2,5 millions de joueurs ont pu le croiser. À la marge, un tout petit studio indépendant, Sankofa Games, a proposé un Yasuke Black Ronin: War Game en 2021. Un jeu de combat tactique inabouti qui n’aura séduit qu’une petite dizaine de milliers de joueurs.

Et puis, actualité oblige, on trouve également l’hommage des haters. Le jour de la sortie d’Assassin’s Creed Shadows débarque en même temps, sur la plateforme Steam, Yasuke Simulator. Développé par un studio inconnu baptisé « History Accurate Developers », il ironise clairement et méchamment sur le jeu d’Ubisoft. Pour 4 euros, des milliers de joueurs anti-Ubisoft et anti-Yasuke s’en donnent à cœur joie, tirant au pistolet sur des samouraïs dans le Shinkansen, le train à grande vitesse japonais, aux ordres d’Oda Nobunaga. « Tu seras samouraï », ne cesse de répéter celui-ci en réclamant de l’Africain de casser tout ce qu’il peut, pour illustrer son évident mépris envers la culture japonaise. L’auteur entend ainsi dénoncer l’attitude supposée du studio français. C’est très mal fait et particulièrement grossier. Le jeu a trouvé son public, trop heureux de déverser son fiel sur Ubisoft, avec plus d’un millier d’évaluations extrêmement positives.

Dans Yasuke Simulator, le développeur trolle Ubisoft avec un personnage armé d'un pistolet, chevauchant une bicyclette ou conduisant une voiture. Le message : ceci est aussi absurde historiquement que de prétendre que Yasuke est un samouraï // Source : Capture d'écran du jeu, HistoryAccurateDevelopers
Dans Yasuke Simulator, le développeur trolle Ubisoft avec un personnage armé d’un pistolet, chevauchant une bicyclette ou conduisant une voiture. Le message : ceci est aussi absurde historiquement que de prétendre que Yasuke est un samouraï // Source : Capture d’écran du jeu, HistoryAccurateDevelopers

La faute d’Ubisoft ? Briser le plafond de verre

Avant le jeu vidéo, le personnage de Yasuke a été intégré à une multitude d’œuvres japonaises, allant de la littérature à la série télévisée historique, en passant par les mangas. Chaque fois, il apporte une touche d’exotisme : les Japonais ont toujours trouvé qu’elle illustrait la réputée ouverture d’esprit d’Oda Nobunaga. L’Africain est l’une des curiosités que l’on n’était plus surpris de découvrir autour de lui, entre les armes à feu et les jésuites. À condition qu’il reste à sa place…

« C’est mon serviteur, Yasuke, explique le Nobunaga de Samouraï Warriors 5 à l’un de ses alliés. Il est venu avec quelques missionnaires. Il avait une certaine prestance, alors j’ai décidé de le prendre sous mon aile. »  « Le seigneur Nobunaga a fait de moi un samouraï », remercie Yasuke dans Nioh 2, alors qu’un kimono portant l’emblème du clan Oda vient couvrir les marques de fouet sur son dos. Jusque-là, Yasuke avait toujours été sauvé par Nobunaga. Il était tantôt son obligé, tantôt son apprenti. La hiérarchie était clairement établie.

La vraie nouveauté dans la mise en scène d’Assassin’s Creed Shadows, c’est que Yasuke y occupe le premier rôle, partagé avec une shinobi japonaise. Dans ce récit, Nobunaga lui accorde un réel crédit : « Yasuke est un fidèle samouraï du clan Oda et un conseiller très précieux. » Plus qu’en simple subalterne, il le traite quasiment en homologue : « Nous avons beaucoup à apprendre l’un de l’autre, Yasuke », suggère le Nobunaga d’Ubisoft. La proposition du studio français tient dans le fait que le seigneur Japonais ait pu considérer l’Africain non pas comme un sous-fifre, mais comme un homme doté d’un vrai instinct guerrier, ayant vu des choses du monde que lui-même ignorait. Un homme avec lequel il aurait pu échanger sur un pied d’égalité. Et c’est là que résiderait le crime de lèse-majesté, le sacrilège.

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