Qu’est-ce qu’une signature rythmique ? Pourquoi le groupe 65daysofstatic fait-il parler de lui ? Qu’est-ce qu’une musique biniaire ou ternaire ? Toutes ces questions (et d’autres) trouvent leur réponse au prisme d’un genre musical joussif et foutraque : le math rock.

Vous avez peut-être acheté No Man’s Sky. Et vous avez surement arrêté après quelques heures pour passer à autre chose. Malgré toutes les critiques légitimes, on ne peut pas retirer quelque chose à ce jeu : sa musique est l’un de ses points rédempteurs. Composée par le groupe anglais 65daysofstatic, cette bande sonore est le fruit d’une collaboration amorcée quand l’équipe d’Hello Games a choisi leur titre Debutante pour accompagner le moment où la hype a commencé : le teaser de l’E3 2014. 65dos – pour les intimes – a composé un double album pour le jeu. Une galette de titres, et une galette d’extraits de « musique procédurale », représentative du potentiel du concept.

Procédurale ? Oui, car la musique n’est générée pas tout à fait au hasard, mais selon un squelette, des algorithmes, vos mouvements, les événements du jeu… qui, quand bien même ils émanent de possibilités infinies, ne relèvent pas du hasard mais directement de vous.

65dos n’en est pas à sa première prouesse technique. Le groupe est aussi l’un des plus grands expérimentateurs d’un style musical aussi obscur que jouissif : le math rock. Après le hard, le soft, le girl, le blues, le surf et autres punk, le math rock est un style récent de l’histoire de la musique qui sent bon les fractions et les nombres… à raison. Et pour le découvrir, nous allons vous faire plonger dans ce style différent, expérimental, qui sort des canons de la musique et qui s’amuse des interdits historiques.

Le labo en bordel

Math rock : le nom n’a rien de piégeux et annonce la couleur. Véritable centre de recherche du rock, il cultive l’interdit en rythme, en harmonie et généralement sonne comme un grand n’importe quoi musical maîtrisé. Il possède plusieurs constantes : généralement instrumental (on va bientôt voir pourquoi chanter par dessus est quasi-impossible), parfois long, très planant…

Assez discuté, plongeons-nous dans le bain avec ce morceau de Giraffe ? Giraffe !

Ici, on rentre dans le vif du sujet : nom de morceau à coucher dehors quinze nuits de suite, pochette cauchemardesque, morceau très long et cryptique sur fond de discours sur la psychologie des rêves.

L’écoute seule montre aisément que ce n’est pas un morceau comme les autres, que sur de nombreux points, quelque chose « cloche ». Voire tout. Et pourtant, vous venez d’écouter dix minutes de musique on ne peut plus contemporaine. Vous voilà en plein math rock : signatures rythmiques étranges, morceaux instrumentaux, usages appuyés des contretemps et une dissonance à plein tubes.

Un, deux, trois, quinze

Avant de poursuivre cette session découverte, il est indispensable de rappeler ce qu’est une signature rythmique. Voici donc un petit exercice (promis, sans rentrer dans des considérations trop précises de solfège) : lancez cet excellent morceau du non moins excellent groupe anglais The Go ! Team.

Au tout début de ce morceau, comme à chaque fois qu’un groupe démarre un morceau pour se synchroniser, la mesure est battue, pour que tout le monde puisse se caler dessus et donner un indicateur précis de la vitesse du morceau. Essayez de continuer à taper dans vos mains, tapoter quelque chose, bref, essayez de tenir la cadence en vous calant sur les notes et, sans vous en rendre compte, sur les temps accentués.

Vous comprendrez vite que le morceau fonctionne sur des cycles de 4 « battements », dont les débuts sont calés, par exemple, sur le début d’une nouvelle phrase de chant. Buy Nothing Day a pour signature rythmique un 4/4. Le premier chiffre désigne le nombre de temps dans une mesure. Le deuxième est moins important ici : pour simplifier, il désigne la vitesse de ces temps – ici, une noire, l’une des durées de notes les plus communes sur une partition.

Pourquoi vous expliquer tout cela ? Car la signature rythmique est d’une importance cruciale dans un morceau. Elle en définit même le genre. Vous retirez un temps par mesure ? Vous avez du 3/4, ce qui donnera… une valse.

Compliquons un peu les choses. Essayez de battre la mesure sur Living In The Past, de Jethro Tull.

Quelque chose ne colle pas ? C’est un peu plus difficile : vous constaterez qu’on ne compte pas par groupe de 4, mais de 5. Ce morceau est en 5/4, il y a cinq temps par mesure, toujours à la noire. Dernier exemple : reprenons le morceau éponyme du film Whiplash.

C’est un morceau de jazz, genre où vous verrez peu de morceaux « binaires » ou aux structures rythmiques classiques. Dans ses formes plus poussées, le jazz s’approche un peu du math rock. Ici, vous remarquerez que le morceau se structure en groupes de sept temps très rapides. Avishai Cohen vous dicte parfaitement ce genre de tempo complexe dans l’intro du morceau Seven Seas.

La musique « math » est donc l’extension naturelle des ces variations, en battement et en vitesses. On peut y trouver du 7/8, du 13/8, alterner entre plusieurs signatures rythmiques folkloriques, alterner entre des rythmes binaires ou ternaires pour arriver à un ensemble qui dérangera même les oreilles les moins mélomanes. Et c’est parce qu’ici, la volonté est de déranger, d’aller à contre-courant…

…mais de la manière la plus carrée et calculée possible.

Une (très brève) histoire du genre

Impossible de faire honneur à l’histoire d’un genre aussi complexe et obscur avec ces quelques lignes, mais on peut aisément dire que le math est une extension naturelle du rock progressif (dont l’indispensable Pink Floyd ou le groupe Yes, qui, avant la dégoulinade eighties Owner Of A Lonely Heart accumulait les défis techniques dans les deux décennies précédentes), avec qui il partage quelques propriétés – des morceaux longs et des structures rythmiques compliquées en tête de liste.

L’un de ses plus grands avatars, King Crimson, a d’ailleurs sorti l’album Discipline, qui fait un bon compromis entre ces deux approches. Son album le plus connu, In The Court Of King Crimson sort en 1969, et est porté par le célébrissime 21th Century Schizoid Man. Ici, on trouve déjà des signature rythmiques étranges et des structures inhabituelles, qui propulsent de passages calmes à de grands passages rythmiques foutraques. Leurs influences ? La musique classique. Une approche avant-guardiste révérée aujourd’hui, mais à la réception polarisante à l’époque.

Ces pères fondateurs sont tous british

Ces pères fondateurs sont tous british. Outre-atlantique, c’est Frank Zappa qui remplit ce rôle la même année avec Hot Rats, l’un des premiers albums enregistrés sur 16 pistes et largement instrumental. « Bordel maîtrisé » ne sont-ils pas les deux premiers mots qui vous viennent à l’esprit en parlant de cet artiste ? Tous ces acteurs du progressif au tournant des années 70, n’ont pas créé le math mais ont posé les fondations théoriques du genre.

Mais le genre puise ses origines dans les années 70, dans de nombreuses mouvances punk qui adoptent déjà les bons réflexes, et abandonnent un jeu approximatif pour quelque chose de plus recherché, oulipien. Au tournant des années 80, les fondations se font avec la logique inverse : non pas avec des morceaux bizarres, mais en hurlant. Et tout passe par Black Flag, fondé par Greg Ginn en 1976, pionnier d’un punk plus frontal et bourrin, qui ferait passer les Sex Pistols pour de gentils garçons. Nous sommes alors à Hermosa Beach, en Californie, en l’an de grâce 1976. Et ces jeunes hommes vont commencer une belle carrière en hurlant leurs tripes sur scène.

En 1984, ils sortent My War un album qui tranche en style et en sonorités. Swinging Man et Scream mettent l’accent sur les polyrythmes — des partition de batterie qui sonnent comme si plusieurs personnes frappaient en même temps — une spécialité de 65dos, d’ailleurs.

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On pourrait arguer que le premier album du genre est The Process of Weeding Out, de Black Flag, sorti en 1985, où punk et progressif se rencontrent. De son côté, au même moment, le groupe Nomeansno expérimente avec des sonorités qui mêlent free jazz, progressive et post-punk : ils sont en route pour trouver la formule gagnante. Sans oublier le Zeitgeist musical de l’époque fortement influencé la new wave et son amour des rythmes irréguliers.

S’en suit une chronologie de mouvances et de néologismes où ces musiques cultivent deux différences : la dissonance et la complexité gratuite. En 2006, Matt Sweeney, guitariste du nébuleux groupe Wider, déclare à Pitchfork :

« L’expression Math Rock a été inventée par un ami, c’était un terme ironique. Il écoutait un morceau, ne pipait mot, puis sortait une calculette et notait alors ce qu’il venait d’entendre ».

L’expression Math Rock a été inventée par un ami, c’était un terme ironique

Un terme à l’origine ironique rentré dans le champ du premier degré : la même histoire que l’esthétique steampunk ! Le début des années 90, poussé par un genre qui est déjà bien codifié, voit naître les références du genre, dont Don Caballero et Shellac… et le reste est historique. Le site spécialisé FeckingBahamas a réalisé un petit mémoire (en anglais) pour relier tous les points.

Quelques groupes plus ou moins connus

Tout une frange de scène musicale actuelle embrasse le math rock. C’est parfois dans l’ADN du groupe, c’est parfois une phase de passage. Pour revenir aux larrons de 65daysofstatic, c’est clairement le style de leur discographie, au moins jusqu’au fameux We were exploding anyway qui accueille Debutante. Le groupe anglais mélange de plus en plus le style de ses origines à la transe et à l’électronique.

Quels sont les groupes indispensables ?

  • Shellac
  • Nomeansno
  • 31knots
  • quelques morceaux des Foals (notamment avec leur premier album, Antidotes, l’un des plus tubesques et accessibles du genre, sans totalement l’embrasser)
  • les Slint pour revenir au début des années 90
  • Lightning Bolt pour les plus furieux (dans le dernier album, Dream Genie est le boss final du jeu Rock Band 4)

Puis il y a enfin l’indétronable Don Caballero et tout une palette de groupes absolument obscurs comme l’alsacien Diatrib(a), qui interprète juste en-dessous son fameux « Le bon, la brute et le petit porcelet » qui, à mi-chemin, passe de pas grand-chose à un délire western et jouissif.

Quels sont les groupes extrêmes ?

À la question « Quels sont les groupes math les plus mathant ayant jamais mathé », ces redditeurs répondent :

Parmi une multitude d’autres groupes en un mot, Don Caballero revient aussi dans quelques bouches virtuelles, signe que le groupe sait tirer le genre dans des formes plus poussées.

Avec tout cela, vous voilà parés – et prêts, à votre tour, à fatiguer vos connaissances avec de longs discours sur la beauté d’un morceau ternaire, sur la pertinence d’un contretemps ou juste à profiter d’un genre musical qui se déconstruit tout seul…

Pour finir par compter la musique au lieu d’en profiter.

Notez que 65daysofstatic sera en concert au Badaboum, le 19 octobre à Paris.

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