À la lumière des initiatives telles que la Mediajam ou Jeux Debout, nous nous sommes interrogés sur le potentiel du jeu vidéo comme vecteur de discours politique ou militant. Rencontre.

À l’image des autres médias tels que la télévision, la musique ou le cinéma, le jeu vidéo est vecteur de discours, de message, d’émotion. On ne remettra pas cette assertion en cause ici, même si pour beaucoup de Français, le jeu vidéo reste encore loin dans le classement des activités culturelles.

Les 7, 8 et 9 octobre derniers, une Game Jam s’est tenue dans les locaux du journal Mediapart qui proposait la création de jeux vidéo engagés. Le but était de créer un jeu sur la thématique de l’élection présidentielle. Huit équipes ont ainsi abordé ce sujet à leur propre manière afin d’informer, d’illustrer, ou de délivrer un message.

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Nous avons profité de cet événement pour nous interroger sur les possibilités qu’offrait le jeu vidéo quand il devient le médium d’un discours politique, du débat d’idées, et si un jeu pouvait devenir un objet de création clairement militant. Pour cela, nous nous sommes entretenus avec Laurent Checola, journaliste, et FibreTigre du studio LaBelle, co-organisateurs de la Mediajam.

Le jeu vidéo a-t-il sa place dans le débat d’idées ?

Laurent Checola : Il devrait en tout cas avoir sa place dans les débats culturels, ce qui est toujours loin d’être le cas.

FibreTigre : Il peut faire passer avec objectivité une idée. Sur la question de l’emploi, un communiste voudra l’emploi garanti à vie, et le libéral la possibilité de licencier à tout moment. Un jeu video où vous êtes chef d’entreprise peut alimenter le débat en simulant les options possibles et voir ce qui aboutit à un équilibre sociétal souhaitable.

Peut-on voir émerger ce genre de création en France ? Pour le moment les initiatives restent très minoritaires. La faute à un média considéré comme (trop) jeune ?

Laurent Checola : Si nous parlons bien des événements, il y a une demande de jeux alternatifs de façon générale, et le format de la game jam joue un rôle d’accélérateur pour tester des idées nouvelles.

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FibreTigre : La mediajam est une préparation sur de nombreux mois. Mais la balle n’est pas dans le camp du JV. Elle est dans le camp des groupes de média qui face à un sujet décident de le traiter par écrit, par TV, par le web, par un longform, et demain par un JV.

Pourra-t-on avoir un jour des productions clairement politiques, qui connaîtront un succès à plus grande échelle que les créations d’aujourd’hui, qui restent plutôt confidentielles ?

FibreTigre : Tout dépend de ce qu’on met derrière. Aujourd’hui les jeux vidéo et l’industrie sont très politiques. CoD est un outil politique. La plupart des jeux où on a un système financier inébranlable (on ne peut pas braquer des marchands de RPG) sont des jeux victimes d’une certaine vision politique du monde.

Le système de subventions européen, qui valorise patrimoine et non violence, est aussi un système d’encadrement politique. Les relations en ligne sont arbitrées et font l’objet de politiques. Enfin, les stores (la plupart du temps américains) ont une politique éditoriale liée à une vision politique américaine. Sur l’appstore, vous pouvez tuer des gens mais pas parler sexualité par exemple. Cela rejoint le débat préoccupant de la politique de censure d’un store d’entreprise privée disposant d’un monopole.

Victoria II

Victoria II

Concernant des jeux traitant de la politique du style « vous êtes à la tête d’un pays, allez-y », il y a une diversité sur un spectre allant de la fantaisie (Civilization) à la simulation poussée des jeux Paradox (je pense à Victoria II), donc on ne peut pas dire, cela n’a jamais été fait et cela n’a pas de succès.

Laurent Checola : Si l’on parle bien de succès commercial, il suffit d’aller faire un tour sur Steam pour voir que le jeu Orwell, qui dénonce la société de surveillance était parmi les meilleures ventes de la semaine dernière.

Enfin, le choix de faire du jeu politique peut-être radical et désintéressé. Les jeux du collectif italien Molle Industria sont disponibles gratuitement et contribuent depuis 10 ans à l’essor des jeux engagés.

Call of Duty est un outil politique

Peut-on par exemple considérer un GTA comme politique dans sa manière de représenter de façon satirique la société américaine ?

FibreTigre : Oui, GTA est très politique et je conseille souvent aux gens de le jouer à la sortie pour en apprécier la substance. Dans GTA 4 par exemple, on doit approcher un avocat d’affaires pour l’assassiner. Le héros, qui est serbe, envoie un CV en précisant qu’il est issu d’une minorité et l’avocat se trouve obligé de ce fait, dans le contexte politique de l’époque, de le recevoir. On peut taxer GTA d’être un jeu violent, mais il peint avec beaucoup de justesse la société. Dans GTA, Fox News est « Weasel News », et ses reports sont d’excellents travaux de caricature.

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Laurent Checola : GTA est un jeu à contenu politique, mais cette perspective satirique doit être interrogée. Pour moi, GTA 5 a gagné en maîtrise narrative, en punchline et en mise en scène, mais a beaucoup perdu de son contenu engagé. GTA 3 San Andreas reste pour moi l’exemple le plus réussi d’alchmie entre considérations sociales, gameplay chaotique et une variation de ton entre gravité et humour.

Peut-on faire un jeu à la fois militant et grand public ? Comment se présenterait-il ?

FibreTigre : Ce serait une grave erreur de faire un jeu militant. Les joueurs détestent être manipulés ou dupés. Le fait est que le monde politique n’est pas, contrairement à l’idée reçue, un tissu d’incompétents corrompus. Nous sommes dans des situations d’équilibre de « moins mauvaises situations possibles ». Le seul jeu politique envisageable est celui qui dirait « Vous n’êtes pas content de la situation ? Vous voilà président pendant 4 ans. À vous. »

Donc à moins de créer des situations fictives qui servent votre propos, comme dans CoD, vous ne pouvez pas faire passer un message militant politique autre que « la situation est complexe ».

Orwell

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Laurent Checola : Le plus gros biais dans un jeu militant serait d’asséner un message et d’utiliser uniquement le jeu vidéo comme un manifeste. Les relations sociales, la chose politique, les systèmes économiques méritent mieux que la caricature. Ce qui ne veut pas dire que tout jeu politique doit être un « (choisir le nom) simulator » !

L’autre obstacle est plus diffus, mais tout aussi problématique : il consiste à se saisir d’un propos et de le délayer ou de l’édulcorer pour le rendre « grand public ».

Quels sont les enjeux d’un jeu politique et/ou militant ? S’agit-il d’informer ? De convaincre ? 

Laurent Checola : Il s’agit d’utiliser un médium avec ses spécificités, mais aussi de sensibiliser d’autres publics à des problématiques sociétales

FibreTigre : Je dis souvent que les jeux ont vocation à informer et pas à éduquer. L’éducation politique est une leçon qu’on se fait à soi-même. Prenons un jeu où vous êtes patron d’entreprise et dans lequel nous simulons les règles sociales. Vous pouvez jouer le patron qui ne licencie jamais. Ou qui diminue les salaires non stop. Si votre jeu est bien construit, il dispose de conséquences logiques qui vous permet de constater que les idéalismes sont d’excellentes boussoles mais de piètres itinéraires.

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S’adresse-t-il aux militants, à une opposition, ou une personne lambda ?

Laurent Checola : Si le jeu n’est là que pour prêcher des convertis, à quoi bon ? Par son contenu, le jeu à enjeux doit aller chercher de nouveaux publics.

FibreTigre : Une personne convaincue d’une opinion politique verra votre jeu avec ses lunettes. J’ai fait un petit jeu politique sur la crise syrienne et on m’a accusé simultanément de tenir un propos pro-israelien et pro-palestinien. Je pense qu’il faut d’abord faire le jeu pour soi : on se plonge dans la complexité d’un monde politique et on essaie de le comprendre et de le retranscrire dans le langage du game design. Si on a bien fait le taf, les joueurs s’y intéresseront, même si vos conclusions sont l’opposé de leurs convictions.

Y a-t-il des spécificités en termes de discours, de game design, de level design ou d’expérience utilisateur pour ce genre de création ?

FibreTigre : L’objectivité est importante. Je ne connais pas de créateur de jeu français soutenant par exemple les idéologies d’extrême droite. Quelles que soient ses convictions, elles ne doivent pas transpirer dans les mécaniques objectives du game design, car une fois de plus, si la mécanique est biaisée, le joueur se sentira dupé et votre propos faiblira.

Un exemple mainstream est le jeu très politique Bioshock. Le jeu met en avant la question morale de son héros. Celui-ci a le choix entre sauver des fillettes ou les tuer. Mais la récompense long terme du fait de les sauver est plus importante. Ainsi, même un champion du mal disposant d’un esprit tactique fera tout pour les sauver, et le propos de moralité s’évanouit.

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Quels sont les retours de votre expérience sur la mediajam, que ce soit au niveau de la création, des idées, de la technique, de la réception du public ?

Laurent Checola : L’événement game jam n’a duré que 48 heures, mais la rencontre avec les journalistes et les développeurs s’est inscrite dans la durée. Il était important pour nous de créer un embryon de communauté, qui partageait un socle commun de références ludiques par exemple. Les jeux réalisés attestent de cette osmose : il y a une richesse de thèmes : de l’avenir du travail à l’uniformisation des idées en passant par la notion de tirage au sort. Et bien entendu, une grande diversité de gameplays, alors qu’on pouvait s’attendre à une série de simulateurs d’élections.

FibreTigre : Il y a une diversité de game design applicables, on a vu de l’action, du puzzle game, du card game, et même un FPS exploratoire. Cette démonstration de diversité créative est fascinante.

 

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