La crise du téléchargement ? En 2016, cela semble un vieux souvenir pour une industrie musicale requinquée et prête à en découdre. Car l’année que nous venons de passer a commencé en beauté pour ce qui est de la musique et le reste de 2016 ne nous a pas déçu non plus. En fait, pour la première fois depuis les premiers symptômes de la crise, nous avons perçu que l’industrie avait tiré des leçons de ses erreurs, des propositions artistique étaient enfin en train de devenir mainstream.
Cette année là
Jamais nous n’a vu autant de volontarisme et d’ingéniosité de la part des artistes pour aborder la transition vers le tout streaming. De fait, l’année 2016 restera assurément celle des exclusivités de Tidal et d’Apple Music, bien que ces pratiques ne nous plaisent guère, il serait injuste de dire que la stratégie était mauvaise : la majorité des albums sortis ainsi arrivent dans les classements des meilleurs de l’année. En somme, cette année restera celle où des artistes mainstream comme Beyoncé, Kanye West ou Rihanna ont définitivement parié sur le streaming et sa puissance. Ou encore celle où des jeunes pousses comme Frank Ocean ont su transformer la manière dont est consommable la musique sur ces plateformes.
Un petit bouleversement économique qui n’a pas manqué d’avoir une influence bénéfique sur les artistes. Avec un redoux économique, les labels sont moins frileux à produire des grands albums et les producteurs sont moins dans l’urgence du hit. On pourrait en tirer la conclusion que si nous consommons mieux la musique, celle-ci finit par bien nous le rendre.
Il serait également dommage de ne pas aborder l’influence qu’ont eu les phénomènes économiques et sociaux sur la musique. Nous avions rarement vu un retour aussi tranché et radical de la politique dans le r’n’b, la soul et le hip hop que cette année. Le mouvement Black Lives Matter a manifestement eu beaucoup d’écho dans les charts, avec tout au long de l’année des albums très engagés chez Beyoncé encore, mais également chez Solange Knowles, les Tribe Called Quest, Mykki Blanco et bien sûr Blood Orange qui signe une véritable bande-son dédiée à l’émancipation dans Freetown Sound.
Enfin, il y a eu également des pépites, des OVNI, qui venaient d’artistes que l’on pensait connaître depuis longtemps. Des album attendus certes mais qui ont simplement renversé la table. Moon Shaped Pool est un des meilleurs Radiohead depuis longtemps, tout comme le dernier Bowie qui est un de ses grands disques, et tout cela s’est produit cette année.
L’hexagone n’a pas été en reste non plus, avec du côté de la chanson francophone l’accomplissement de plus en plus assuré d’une nouvelle génération portée par des Paradis et The Pirouettes, ou encore Chevalrex. Pendant ce temps, les chefs de file de la nouvelle scène sont arrivés à maturité comme Benjamin Biolay qui signe un merveilleux album, ou Vincent Delerm qui bien que moins puissant que son précédent album, confirme qu’il compte plus que jamais comme un héritier du titre Chanson Française.
Notre rap hexagonal n’a pas non plus chaumé et a en réalité connu une importante évolution avec l’essor populaire des SCH, Nekfeu et autres PNL, nous retenons de notre côté le duo PNL, forcément, qui a fait fondre la France avec ses beats aériens et ses hallucinations sonores sur fond de punchlines insolentes mais également le très discret Damso, dont Batterie Faible sonne comme un aboutissement de la génération post-Booba.
Toujours dans l’hexagone, côté métal les studieux et inventif de Gojira ont encore frappé fort avec leur Magma. Et côté bande-son, c’est Avia et sa stupéfiante bande-son pour Relève, le documentaire sur Benjamin Millepied qui réveille notre attention avec électro glaciale et minutieuse. Le compositeur parisien rappelle dans sa manière d’aborder le documentaire un certain Hans Zimmer…
Vous l’avez compris, nous avons aimé 2016 en musique. Passons désormais à notre classement des meilleurs albums de l’année qui est, disons-le, aussi exhaustif que subjectif.
Le top 10
1 — Frank Ocean, Blonde
Frank Ocean a été un élève du rap dès ses premiers pas dans le collectif Odd Future. De ce temps-là il a retenu une leçon inconnue pour les enfants de la soul : l’harmonie n’est pas qu’affaire de structures. Sa voix, tantôt difforme et saturée (Nikes) et tantôt ample et puissante (White Ferrari, Seigfried, Ivy) lui confère une capacité hors normes pour maîtriser l’espace temps de la musique. Il sait à la manière d’un rappeur s’imposer par le silence ou par une syllabe trop appuyée et créer là où il n’y avait qu’une mélodie éthérée une indéniable matière musicale.
Blonde garde une consistance mélodieuse jamais ébranlée
Dans Blonde, il est bien difficile de trouver une chanson avec une structure simple et compréhensible (Pink + White peut-être ?) et pourtant il règne des premières notes aux derniers rires de Futura Free une véritable cohérence. L’album a quelque chose d’insaisissable qui malgré les instruments saturées, les interludes surprenants (Facebook Story) et les textes intimistes, Blonde garde une consistance mélodieuse jamais ébranlée. D’un certain chaos, Frank Ocean tire une implacable harmonie (Night). Un mystère qui ne s’élucide jamais vraiment, de l’art en somme.
Blonde — Frank Ocean (MP3)
2 — David Bowie, ?
L’humilité et la sensibilité palpable de David Bowie dans son ultime album rend son écoute un peu mystique. Il y a quelque chose d’oppressant dans l’urgence du message que le maître a à nous délivrer et en même temps, une infinie patience dans l’élaboration des échos et des silences qui jalonnent l’album (Lazarus, Girl Loves Me).
Les cuivres, jamais loin quand Bowie veut atteindre des sommets, sont convoqués avec une minutie de jazzman en pleine expérimentation. Avec la voix si particulière de Bowie, ils prennent leur envol et font succomber les cordes qui parviennent à leurs plus belles lamentations (Black Star). Le starman donne quelque chose qu’il n’avait jamais encore réussi à trouver dans la musique, une sorte de sérénité solaire qui lui permet de jouer du temps et des longueurs (titre éponyme toujours) et le laisse emprunter magistralement une route tout en subtilités et lumières. Non, David Bowie n’est pas juste une Black Star, c’est une incandescente étoile.
? — David Bowie (vinyle)
3 — Nick Cave & The Bad Seeds, Skeleton Tree
On poursuit dans la même veine langoureuse et envoûtante que Bowie avec Skeleton Tree. Bien sûr, le dernier chef d’oeuvre de Nick Cave ne possède que peu de points communs avec ?, mais on retrouve dans les deux albums ce même sens de l’imaginaire musicale, de l’espace fait musique. Ici, Cave continue de raconter ses subtils et brillantes histoires, mêlant planètes, souvenirs personnels et ses fameuses sirènes.
Sa voix se fait plus aiguisée (Ring of Saturn), son rock gagne en amplitude sur des titres comme le magnifique I Need You. Doucement, avec une grâce rare, Cave trouve dans ses compositions une sorte de souffle qui se prolonge bien après l’écoute de Skeleton Tree. Cet album composé après la perte de son fils n’est pas seulement un acte de deuil, c’est également une volte-face vers la lumière et l’espoir.
Skeleton Tree — Nick Cave (vinyle)
4 — Solange, A Seat at the Table
Il y aurait quelque chose de particulièrement puéril à mettre en compétition Beyoncé Knowles et sa sœur Solange. Et pourtant en sortant toutes deux des albums brillants, la fin d’année exige de choisir laquelle des deux a réussi la meilleure pièce. Et la décision ne peut être que difficile. Mais pour Cranes in the Sky ou Don’t Touch my Hair, on irait plutôt vers Solange. Car si cette année, de nombreux artistes se sont disputés l’héritage de la portée de What’s Going On de Gaye, il nous paraît évident que Solange s’approche le plus du miracle en utilisant pour son message ses incroyables capacités vocales (Cranes in the Sky), son sens exigeant de la mélodie (Weary) et sa force de frappe pour le groove unique (Mad).
Il faut donc ajouter à ces multiples qualités musicales une capacité à rendre compte d’un engagement profond dans ses textes. Solange écrit, et elle écrit particulièrement bien en trouvant dans sa propre existence de femme noire un universel. Délicate et assurée, subtile et radicale, Solange livre un album aussi ébouriffant que délicieux. Une prouesse rare qui nous apparaît proche d’un What’s Going On finalement.
A Seat a the Table — Solange (vinyle)
5 — Radiohead, A Moon Shaped Pool
Burn the Witch est un hymne, une chanson déjà mythique, le genre de Radioheaderies qui se produit tous les dix ans, à la manière d’un No Surprises. Et si l’on parle facilement de OK Computer lorsque l’on cherche à décrire A Moon Shaped Pool, ce n’est pas tout à fait par hasard. Les deux albums partagent cette manifestation de la fulgurance que Yorke et ses acolytes rencontrent comme l’on tomberait amoureux.
Précis, multiples et élégant, A Moon Shaped Pool n’est pas avare en cordes et en présence vocale sans jamais se montrer déséquilibré ou même lourd. La densité de l’album est contre-balancée par une effusion d’onirisme, qui se manifeste au piano ou sur des cordes, dont on se lasse difficilement (Daydreaming). Le groupe est définitivement revenu des limbes pour s’approcher à pas de ballerines vers le soleil (ou la lune).
A Moon Shaped Pool — Radiohead (vinyle)
6 — Angel Olsen, My Woman
S’il y a bien un album dont on aurait voulu bien plus parler cette année, c’est celui-ci. Touchant à tout, de la pop à du rock très garage, jouant des notes de tristesse avant de se tourner vers l’espoir, Angel Olsen écrit avec une plume particulièrement mature. Elle semble avoir accompli un long chemin et elle chante désormais des déconvenues et des observations aussi intimes que pertinentes pour tout un chacun (Those Were the Days). Et si elle est définitivement une grande songwritter, il faut entendre sa facilité à transformer une chansonnette en fleuve pop envoûtant (Sister et Woman).
On apprend un peu à vivre et à grandir avec Olsen, et sa voix si fluette devient un rempart contre la morosité (Shut Up and Kiss Me). Elle montre plus que jamais que la texture de sa voix et de ses grattes (Woman, Pops) n’est pas juste un excès de manières à la mode DeMarco, mais bien une poésie à elle seule.
My Woman — Angel Olsen (vinyle)
7 — Kanye West, The Life of Pablo
Kanye West en fait peut-être beaucoup trop, et de quoi a-t-il donc si peur après tout ? Il s’est déjà établi en haut des légendes du rap et on voit mal l’histoire oublier ses Late Registration ou My Beautiful Dark Twisted Fantasy qui logent aux chapitres de l’histoire du rap. Pour connaître la réponse, il suffit de se plonger dans ce drôle d’album orange. The Life of Pablo est une réponse à un jeu télévisé, alors il ne faut pas tirer de trop grandes conclusions sur un tel titre, néanmoins, il y a dans TLOP un élan vital impressionnant portée dès les premières secondes de Ultralight Beam. Mais également des milliers de nuances, de détours et de frustrations (Famous, Saint Pablo) qui sonnent parfois comme une condamnation que Kanye ne parvient à dépasser qu’en étant meilleur.
Et meilleur, il semble l’être sur des pistes comme FML ou l’épique Wolves, et c’est vrai, il se complaît parfois dans une certaine facilité qu’on voudrait le voir oublier mais il suffit parfois d’un seul Facts, pour qu’on oublie tout. Ce garçon est un mystère, on sent bien qu’il a quelque chose à nous dire, on sent que les battements de son cœur s’accélère quand il écrit un No More Parties in LA, et pourtant, tout reste indéniablement imperméable à nos yeux. L’univers de West n’est peut-être que génialement musicale après tout, et ce serait une belle leçon que nous apprendrait TLOP.
The Life of Pablo — Kanye West (MP3)
8 — Benjamin Biolay, Palermo Hollywood
Rumbia, rhum en rasade et bandonéons, bienvenue dans le monde en clair-obscur de Benjamin Biolay. Le surdoué mal-aimé de la chanson française continue, quinze ans après Les Cerfs Volants, de prouver qu’il est certainement ce qui se fait de mieux dans notre langue. Et si cela faisait longtemps que son talent de poète n’était plus à prouver (Trash Yéyé, La Superbe), certain restés encore dubitatif face à ses compositions. Toujours à deux doigts de l’excès, la chanson de Biolay est baroque, croule de cordes et de cuivres, elle dégouline d’influences, en fait elle est tout sauf un piano-voix si cher à la France. Et pourtant, lorsqu’il enregistre Palermo Hollywood, Biolay devient maître sur tous les tableaux, il écrit toujours aussi bien, avec ce sens très rap de la punchline et ces tourments sentimentaux jamais loin de Trenet ou de Bashung.
L’amour se joue des bouteilles de 86, les kebabs côtoient les langueurs du ciel et le futbol est un motif lyrique, c’est dans ce monde argentin que Biolay a trouvé refuge pour écrire son meilleur album depuis La Superbe. Et ici, comme jamais auparavant, on sent le garçon apaisé, sûr de sa voix, et débarrassé de l’urgence qui le forçait aux coups d’éclats d’hier.
Palermo Hollywood — Benjamin Biolay (vinyle)
9 — Anohni, Hopelessness
De toute la carrière d’Aohni, Hopelessness est l’album qui s’appuie le plus sur les musiques électroniques, ce qui n’empêche pas la chanteuse d’y avoir écrit un de ses plus harmonieux album depuis longtemps. Habituée des chansons un peu poèmes, un peu cri de détresse, Anohni laisse derrière elle cet héritage pour bâtir une des plus impressionnante révolution musicale dans la vie d’un artiste.
La force qui porte l’album est bien sûr le caractère très politique de l’ensemble, dans lequel on parle autant de surveillance de masse (Watch Me) que de réchauffement planétaire (4 Degrees). Un engagement qui est plus qu’un motif pour Anohni, dans Hopelessness son songwriting se détache beaucoup de l’intime pour aller directement vers une narration de l’apocalypse que la chanteuse prévoit pour notre monde (4 Degrees). Et malgré le sentiment oppressant que nous font ressentir cette avalanche de beats bien aiguisés, la voix presque maternante (Crisis) d’Anohni l’emporte sur les épiques compositions. Enfin au milieu de l’horrible lucidité de l’album, on trouve une grande consolation dans la voix de la chanteuse. Une consolation que l’on voudrait serrer très fort en attendant que ça finisse, le monde.
Hopelessness — Anohni (vinyle)
10 — Bon Iver, 22, A Million
Certains se trouvent décontenancés par le côté conceptuel de 22, A Million de Bon Iver : pourquoi tous ces titres avec des symboles bizarres et cet autotune complètement déraillé ? que s’est-il passé dans la tête de Justin Vernon ? Lui, le discret compositeur folk derrière un For Emma, Forever Ago aurait-il pris la grosse tête ? Si vous considérez que chercher l’absolu est prendre la grosse tête alors définitivement, Vernon est perdu pour vous. Mais pour les autres, qui ont toujours attendu que Vernon aille musicalement au bout de son immense talent (souvenez-vous de Woods), alors vous savez qu’on attendait cet album.
Justin Vernon est bien moins cryptique que le mystérieux concept de l’album le laisse penser. Il va droit au cœur lorsqu’il implore le monde de s’arrêter (22 (OVER S??N)), quand il divague avec Dieu sur son absence-présence (33 “GOD”), ou encore quand il tente, à cloche-pied, d’escalader son propre olympe (715 – CR??KS). Et cet autotune n’en est pas un, comme nous vous l’expliquions : c’est plutôt une boite magique qui parvient à donner à la voix de Vernon une ampleur déchirante (29 #Strafford APTS), une sorte de machinerie à émotions qui porte un disque vers des expérimentations pleines de paradoxes et de beauté (666 ?).
22, A Millions — Bon Iver (vinyle)
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