Le succès des premiers romans de jeunesse de Daniel Handler, A Serie of Unfortunate Events, aiguise l’appétit d’Hollywood. Pourtant, si la magie et le mystère de ces romans pour adolescents remplissent les librairies et les événements littéraires, Handler est d’abord un romancier frustré. Un indécrottable pessimiste dont la plume est alourdie par l’exigence et la noirceur d’un écrivain tourmenté.
De la naissance de Lemony Snicket
Dans ses premiers romans, sous son vrai nom, Daniel Handler n’imagine pas encore le Comte Olaf et ses histoires esquissent plutôt une dissection sinistre de l’adolescence et de nos sociétés, de Basic Eight, un roman noir et satyrique sur la cruauté de cet âge ingrat à Watch Your Mouth, son second roman, décrit par son éditeur comme un « opéra de l’inceste qui mélange la mythologie judaïque avec les turpitudes de la sexualité d’aujourd’hui » (sic).
Mais le succès est loin d’être au rendez-vous et Handler ne parvient pas à rentabiliser son activité d’écrivain. Il est tour à tour scénariste ou même accordéoniste à la même époque, mais ce n’est qu’acculé par l’échec qu’il acceptera le conseil de son éditeur : écrire pour la jeunesse. Et lui, le romancier un peu maudit va alors commencer à se plonger dans la littérature pour enfant, un secteur alors marqué par le raz-de-marré Potter. Mais l’écrivain déteste, et le fait savoir, cette littérature qu’il trouve mièvre et pauvre.
Ce n’est que forcé par l’échec qu’il acceptera le conseil de son éditeur : écrire pour la jeunesse
Dans son esprit commencent pourtant à se dessiner les premières phrases de ce qui fera le succès des Orphelins. Partant sur une inversion du conte de fées, Handler développe un univers où trois enfants surdoués, intelligents et bons sont inlassablement traqués et malmenés par les adultes, et plus largement la société.
Les angoisses de l’homme de Basic Eight n’ont pas disparu : elles se transforment progressivement en personnages sinistres, en destins tragiques et en enfances volées. Et si le pessimisme n’a pas porté le succès de ses romans pour adultes, les adolescents eux, trouvent chez Handler — qu’il faut désormais appeler Snicket — une subversion du genre réservé à la jeunesse ainsi qu’un humour et une plume aussi maligne qu’éducative. Née dans l’échec d’un romancier, la saga Orphelins Baudelaire tire toute son originalité de l’énigmatique figure de son écrivain et narrateur.
C’est donc avec le pseudonyme de Lemony Snicket qu’il attire l’attention des nouveaux fans. En jouant sur les concepts, Handler est un lettré pointu, l’auteur sème le trouble entre l’existence réelle de Snicket, son propre rôle dans l’histoire écrite et la véracité des faits. Selon Handler et son narrateur Snicket, tous les faits rapportés dans Les Désastreuses Aventures sont réels. On comprend bien là la stratégie payante de Handler : au lieu de se servir de ses romans comme seuls motifs de l’univers Snicket, il parvient à élargir le monde des Baudelaire jusqu’à ses lecteurs, toujours fidèles à l’auteur, et surtout jusqu’à sa propre figure publique. Il parvient à ne faire qu’un avec son univers et cela fonctionne à plein régime en librairies.
Des best-sellers à l’épreuve de Hollywood
Mais de cette singulière naissance d’une franchise découle de nombreuses difficultés. Des problèmes qui apparaîtront pour la première fois lors de l’écriture et la réalisation en 2004 de la première adaptation de la saga. Nickelodeon commande à Barry Sonnenfeld et à Daniel Handler un projet de long-métrage sur les Baudelaire, mais lorsque le scénario est écrit, des changements budgétaires obligent la recomposition de l’équipe de production et Handler est laissé sur le banc avec Sonnenfeld, tout deux remplacés. Ironie de l’histoire : le film, pourtant réussi, sera un flop. La franchise est abandonnée et aucune suite n’est plus envisagée… jusqu’à Netflix.
Le géant de la SVoD, à la recherche d’une nouvelle grosse franchise reprend des mains de Paramount les droits d’adaptation de la saga. Rapidement, Sonnenfeld (Men In Black, La Famille Adams) rejoint l’équipe et reprend son projet abandonné en 2004. Fan des romans, il est rejoint par Handler, qui participe également à l’écriture de la série.
Netflix offre aux deux hommes leur revanche sur l’occasion manquée du premier film et ils comptent donc, cette fois-ci, faire les choses dans les règles. Bien doté par le géant côté budget, le casting est long mais permet à une équipe de se former autour des deux vieux amis : l’arrivée de Neil Patrick Harris permet à l’aventure ed’être finalement lancé. L’acteur comique, révélé au monde par How I Met Your Mother, prend les rênes de la production, commence à enregistrer la musique du générique et a entrer dans les costumes fantasques du Comte Olaf. La machine Baudelaire est donc bel et bien prête pour un nouveau voyage.
Une série littéralement littéraire
Mais qu’avons-nous appris de l’échec du film de 2004 ? Qu’il est bien moins facile d’adapter les Baudelaire que ne le laisse supposer son rayon dans les librairies. Car si la saga semble assembler une série de rebondissements dramatiques plutôt classiques et facilement traduisibles à l’écran, elle comporte surtout un autre élément, qui selon nous est la vraie raison de son succès : la plume Snicket.
D’autant que si nous isolons le sujet de sa narration, Les Orphelins et leur 13 mésaventures sont loin d’une brillante odyssée et se complaisent dans des structures simples. Comprenez : en enlevant Snicket, et son double-rôle, on perd beaucoup de la saveur de la franchise.
Or il semble évident que c’est l’écueil que la série cherche à éviter à tout prix. Et preuve de sa bonne volonté, le show prend le temps, et les manières, d’adapter aux standards du petit écran les délires loufoques de Snicket. Les quatrième de couverture demandaient, malicieusement, aux lecteurs de ne pas lire le roman : résultat, ici, c’est l’improbable générique, chanté par Harris, qui demande aux téléspectateurs de ne pas regarder la série. Entre les lignes du roman, Snicket intervenait à de multiples reprises pour souligner l’humour des situations ou jouer sur son statut de narrateur à la fois homodiégétique et hétérodiégétique. Ici, Snicket est incarné, entrecoupe les scènes et surtout, devient rapidement impliqué dans l’histoire.
Et c’est là le coup de maître de la série de Netflix : transformer ce qui semble être la vraie raison du succès des romans en une méthode précise pour sa série.
Et cela fonctionne, car les principaux charmes du show viennent bien de son ton, son humour et ses frasques cyniques. Snicket et Olaf servent à se renvoyer le rôle comique qui s’échange avec fluidité entre le narrateur, ses jeux de mot, ses anachronismes et le comte, un Harris grimé en clown machiavélique, ignare et stupide.
Et par des multitudes de références, toutes plus pointues les unes que les autres, les dialogues parviennent à soutenir un sens de l’humour rarement affaibli par le drame, bien au contraire. Le résultat est donc récompensé par un bon rythme de galéjades et de burlesque.
Un humour sans filtre qui se mêle plaisamment à la noirceur pastel du drame-cartoon qui soutient le scénario. Car si les décors, la musique, les costumes et les personnages partagent un même appétit pour l’excès horrifique et le faussement sinistre, ils partagent également un même côté un peu bricolo et un peu tordu, façon méchants en papier-mâché et sorcelleries grimmesques qui rappellent forcément Burton. Le nez pastiche et la barbe chancelante de Harris, qui pourraient détruire les fondements du drame, ne désarment pas le personnage. Et au contraire, Harris campe un Olaf plus fou et mégalomane encore grâce à ses breloques.
Tout comme les autres tuteurs des Orphelins qui profitent aussi d’un surplus de style burlesque pour former des personnages atypiques : Monty Monty est délicieux dans son rôle fantasque de scientifique obsessionnel et la tante Joséphine (Alfre Woodard de Luke Cage) devient une demeurée touchante à laquelle on s’attache plus que de mesure.
Look away ! Look away !
Jamais réaliste, mais toujours sombre, la réalisation de Sonnenberg perfectionne cette ambiguïté entre le vrai drame, celui des enfants, et l’autre drame, celui d’un monde d’adultes idiots et tragiquement immatures. La photo use et abuse de couleurs peu fidèles, pastels ou d’images faussement patinées pour ancrer le Désastreux au cœur de l’esthétique de la série. Et à ce titre les plans de la plage sont parfaitement maîtrisés : rien ne paraît plus désolant que ces trois gamins, esseulés sur une plage terne, immortalisés comme un tableau aussi blême que surnaturel.
Mais c’est aussi grâce à la réalisation que certaines magies (les CGI) gagnent parfois en splendeur (le laboratoire aux serpents) ou en burlesque (le trolley, aux couleurs crayeuses et à la texture d’un gros gâteau). C’est toute cette double lecture, qui est organisée à l’écran pour un double style, qui rend l’équilibre des Orphelins tenu et abouti. Le travail des sons, des dialogues et des acteurs permet alors de finaliser cette inversion qui finit de saper le genre : les méchants sont fantoches — Olaf est un abruti dont on finit par se demander si l’on doit avoir peur de lui — et les gentils sont des hurluberlus — Poe est un gentil détestable. Et ils sont nombreux dans ce cas.
Finalement, ce qu’il reste de la série, une fois ses manières, ses effets et son style évaporés, c’est cette opposition aussi cruelle que poétique entre le monde des enfants — représenté par les Orphelins — où règne l’intelligence, la culture et la compassion et celui des adultes où toutes les valeurs sont inversées et où seule la cupidité et l’égoïsme semblent réellement l’emporter. On sent là le retour de plume de l’écrivain déprimé des années 1990 qui l’air de rien, au centre de son énorme macaron peinturluré de gags, glisse une petite musique sincèrement et volontairement pessimiste.
Malheureusement, le bilan de l’adaptation ne peut pas être unanime. S’il y a de très nombreuses réussites dans l’adaptation, et les lecteurs de Snicket y trouveront des dialogues et ressorts très proches du texte, il reste un problème, qui revient souvent durant les huit épisodes. Et selon nous, ce problème vient directement de l’adaptation : alors que la série gagne à exploiter le potentiel du narrateur (Lemony Snicket), elle y perd également dans sa manière de créer son histoire.
Un livre restant un livre, l’adaptation parfois aux forceps des interventions de Snicket dans le show rend l’ensemble souvent bavard et très descriptif. On entend souvent les histoires avant de les découvrir, et Snicket joue un paradoxal jeu de spoilers au fur et à mesure des épisodes qui n’est pas toujours du meilleur effet. On voudrait parfois que le show parle moins et en fasse d’avantage pour mettre ses personnages au cœur de l’action.
On voudrait parfois que le show parle moins et en fasse d’avantage pour mettre ses personnages au cœur de l’action
À cet égard, les ajouts Netflix, même s’ils sont minces — principalement plus de nuances chez les personnages adultes et l’introduction très rapide des références à une société secrète — montrent que l’équipe semble déjà en mesure de connaître les limites de son format. Encore trop théâtral, on sent dès la fin du huitième épisode que la deuxième saison des Désastreuses Aventures gagnera en liberté face aux romans. Pour être parfaite, il faudrait seulement un peu de la truculence de Handler, un peu de magie de Sonnenberg et davantage de maîtrise des personnages — la clef de voûte d’une série familiale.
Si Harris trouve chez Olaf des facettes multiples, nous ne pouvons pas en dire autant des enfants qui sont brinquebalés de scène en scène. On déplore bien souvent de ne pas les voir plus souvent incarner autre chose que les pauvres victimes désolées et désolantes qu’ils sont pendant cette première saison. Pour en faire des protagonistes héroïques, il faudra donc leur donner à eux, comme à l’ensemble du casting, plus d’action et moins de bavardage.
Notre critique peut sembler paradoxale puisqu’elle encense le caractère verbeux et savant de la série tout en lui reprochant d’être trop bavarde. Mais avant de réunir Anne, 10 ans, Julien, 17 ans et leur mère Corinne devant la télévision un soir, il faut reprendre et corriger sa copie de nombreuses fois. C’est la première fois que Netflix se lance corps et âme dans une grosse production familiale, loin de ses drames et de ses comédies. Et s’il faut le juger sur ce point, c’est réussi : nous avons peu de doute concernant les sourires et les rires qui suivront le visionnage chaleureux d’une bonne fresque aussi loufoque que charmante.
Le verdict
Les Désastreuses Aventures des orphelins Baudelaire
On a aimé
- Décors, costumes, personnages
- Casting surprenant
- Choix narratifs singuliers
On a moins aimé
- Parle trop
- Rythme trop régulier
- Pas assez de suspense
Savante, drôle et rocambolesque, Les Désastreuses Aventures est une série un peu à part, qui confirme que l'originalité des romans a quelque chose à offrir à l'écran, malgré les échecs du passé. Une singularité qui est maîtrisée et entretenue par les partis pris du show de Netflix : la présence du narrateur, l'univers morne, les farces du monde des adultes, un certain dégoût face à une société antipathique et un expressionnisme poétique pleinement investi.
Il lui manque bien sûr un peu de souffle : les épisodes s'enchaînent sans changer de structure, les personnages semblent avoir du mal à se détacher de leurs limites et le mystère installé en surimpression de la trame principale manque clairement de saveur et d'efficacité. Pourtant, l'équation continue de fonctionner car le show reste malin, amusant et fourmille de bonnes idées surprises.
Et Netflix, enfin, sait faire autre chose que des drames pour adultes et des comédies pour enfants. Le géant fait désormais dans la dramédie pour tous.
Ailleurs dans la presse
- Télérama : « Les Désastreuses Aventures des Orphelins Baudelaire se lisent parfaitement sur deux niveaux, divertissement plein de rebondissements pour les préados ; comédie absurde, pleine de second degré et de clins d’œil à la pop culture et à l’art en général pour les plus grands. »
- The Verge : « A Series of Unfortunate Events gets right what the movie got wrong »
- The Guardian : « Plot, postmodern suburban steampunkery, black comedy, jokes, vocabulary explanations, themes of grief and abandonment, the wisdom of children compared to grownups who have been corrupted by society, the joy of reading and learning and libraries. Check, check, check – all are excellently here, present and correct. »
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