Peut-on vraiment être dépendant aux jeux vidéo ? C’est la question que nous avons posée au Docteur Bruno Rocher, psychiatre spécialisé dans ce domaine. Pour ce médecin du centre de référence en la matière, la réponse est clairement oui. Et il affirme que renforcer la pédagogie pour les parents est primordial.

Peut-on, médicalement parlant, devenir dépendant aux jeux vidéo ? La possibilité qu’existe un phénomène d’addiction aux jeux divise depuis longtemps les joueurs, les médias, les politiques et même les médecins. Récemment, l’Académie de Médecine a réfuté le terme d’addiction, lui préférant celui de « pratique excessive ».

Pour faire le point sur ce dossier aussi passionné que passionnant, nous avons interrogé le psychiatre Bruno Rocher, expert en addictologie et spécialiste de l’addiction aux jeux vidéo ou aux jeux d’argent, qui officie au sein du très réputé Centre de Référence sur le Jeu Excessif, au CHU de Nantes. Il s’agit, en France, du service le plus complet en la matière.

Pour le docteur Rocher, l’addiction aux jeux vidéo est une réalité. Mais « pour moi, l’addiction ce n’est pas un gros mot, une insulte ou un terme péjoratif« , prévient-il.

L’addiction et les pratiques excessives ne doivent pas être opposées, nous explique Bruno Rocher. Ces dernières sont souvent passagères, en réaction à un environnement familial perturbé par exemple. Elles sont moins lourdes que l’addiction qui recouvre deux composantes : la dépendance et l’usage nocif.

« On parlera plus d’addiction quand, éventuellement, [le joueur] est tombé dans l’addiction par [le biais de la pratique excessive] mais qu’il va faire perdurer cette situation pendant deux ou trois ans. Là, effectivement, on est dans une dépendance claire et nette. C’est loin d’être la majorité des cas des pratiques excessives, mais il y en a. »

Quels critères pour décrire la dépendance ?

Les critères pour qualifier un joueur d’addict ne sont pas définitivement arrêtés. Le problème est récent et touche un public plus restreint que pour d’autres assuétudes. La communauté scientifique internationale ne les a donc pas encore définis.

Néanmoins, il est tout à fait possible de se baser sur les critères communs à toutes les dépendances. « Les patients qui sont addicts vont avoir des comportements trop importants en durée, en fréquence et à des moments où ils ne le souhaitent pas, où il y a une pulsion de jouer ou une durée de jeu qui va être supérieure à ce que le patient avait initialement prévu » explique le Docteur Rocher.

Il n’y a donc pas de nombre d’heures défini au delà desquelles une personne pourrait être considérée comme dépendante ; cela dépend de la capacité du joueur à maîtriser et à désirer cette durée.

Les répercussions d’ordre familial ou professionnel sont également un critère. Les conflits, les ruptures, les départs du domicile, causés par le jeu, sont un signe alarmant. Enfin, dans le pire des cas, certains joueurs peuvent également subir des répercussions physiques provenant de leur jeu excessif.

Qui sont les joueurs addicts ?

Ils ont généralement entre 16 et 35 ans. Quelques cas de très jeunes joueurs dépendants sont connus en France et ils sont alors pris en charge par des services de pédopsychiatrie. De même, certains patients peuvent avoir jusqu’à 45 ans.

Mais, comme nous l’explique le Docteur Rocher, les joueurs qui ont le plus besoin d’être accompagnés se situent plutôt dans la tranche d’âge des 25-35 ans. Enfin, sur les 45 patients que comptent aujourd’hui le CRJE de Nantes, trois seulement sont des femmes.

La majorité d’entre eux jouent, sans surprise, à des MMORPG comme World of Warcraft. « Les jeux en ligne massivement multi-joueurs sont les jeux les plus à risques parce que, dans ces jeux là, il y a incarnation. Il y a une vraie substitution de la vie réelle et l’individu pourra avoir un vie quasi complète dans sa vie numérique« , explique le psychiatre.

C’est clairement ce mécanisme de substitution qui entraîne particulièrement l’addiction autour de ces jeux. « On peut tellement incarner un personnage que l’on va se prendre de passion pour lui et pour ce qu’il vit, au point d’en oublier ce que l’on vit dans la vraie vie ; ça, c’est un mécanisme de l’addiction« , commente Bruno Rocher. Mais, pour lui, les concepteurs de ces jeux ne sont pas volontairement responsables.

Il estime que le but des concepteurs est uniquement de créer le jeu le plus intéressant et que l’addiction peut découler de cette quête, mais qu’elle n’est pas l’objectif recherché. Un point que beaucoup trouveront discutable lorsque l’on sait que le modèle économique des éditeurs de MMORPG repose sur le renouvellement des abonnements payants, facilités par l’addiction.

Le docteur Rocher explique que plus que le jeu lui-même, c’est l’environnement du joueur qui va énormément conditionner sa dépendance.

« On est tous exposés aux mêmes jeux, mais seulement certains individus tombent dans l’addiction. Et il y a des facteurs favorisant qui vont être individuels ou familiaux« . Il est ainsi très rare que les patients qui rencontrent le docteur Rocher ne connaissent pas de soucis dans leur famille. Parmi ces problèmes reviennent régulièrement la dépression, le suicide d’un proche ou l’adoption val vécue par le patient.

Aussi, il n’est pas rare que ces joueurs qui sont aujourd’hui dépendants aux jeux vidéo aient été auparavant dépendants à d’autres substances addictives, avant de découvrir les mondes virtuels. Un constat de terrain qui corrobore une étude suédoise publiée en 2011, qui montrait que les jeunes qui jouent aux jeux vidéo consomment moins d’alcool et de drogues « douces », n’en déplaise à Familles de France qui avait fait un lien direct entre l’addiction aux jeux vidéo et l’addiction au cannabis.

Quelles traitements et préventions ?

Pour aider les personnes dépendantes aux jeux vidéo ou prévenir l’addiction, certains pays ont pris des mesures drastiques, à l’instar de la la Corée du Sud qui a décidé de mettre en place des couvres feu pour empêcher que les plus jeunes joueurs ne jouent trop tard. En France, il fut proposé d’imposer des pauses dans les parties. Mais pour le psychiatre que nous avons interrogé, c’est avant tout la sensibilisation des parents qui aura un effet.

« Les mesures de prévention sont, du côté des parents, à mon avis très utile. Il faut que les parents sachent quoi répondre et comment se positionner« , ce qui n’est pas le cas pour la majorité des patients qu’il rencontre. Il recommande donc aux médias de préciser que le jeu vidéo « n’est pas forcément le mal en soi et que seule l’utilisation de certains est problématique« , malgré ce qu’en pensait l’ex-première dame.

Dans un second temps, les joueurs peuvent avoir besoin d’un accompagnement médical. Le territoire français est cependant inégalement pourvu en spécialistes. Dans les cas les plus graves, il est toujours possible d’entrer dans un service d’addictologie ou de psychiatrie standard.

Un Réseau National pour la Prévention et le Soin du Jeu Pathologique (RNPSJP) s’est récemment créé. S’il est spécialisé sur le jeu d’argent, il fédère également les spécialistes du jeu vidéo. Enfin, l’Hôpital Marmottant de Paris, spécialisé dans les pratiques addictives, a créé « La Guilde » qui fédère tous les cliniciens intéressés par le jeu vidéo.

Mais cette inégalité territoriale continuera tant que la formation des psychiatres ne sera pas plus répandue.

« Au cours du cursus universitaire, pour le tronc commun de médecine pour les psychiatres, il n’y a pas grand chose autour du jeu vidéo« , constate Bruno Rocher, qui déplore que certaines pathologies plus rares soient, elles, abordées. Le seul moyen pour un psychiatre de se spécialiser dans le jeu vidéo est alors de suivre des formations post thèse non diplômantes. C’est une démarche totalement volontaire.

Cela demande donc d’être intéressé par le jeu. Pour le docteur Rocher, un psychiatre ne peut pas, de toute façon, vouloir traiter une pathologie particulière sans avoir un attrait pour elle. « Sans ça, le contact ne prend pas« . C’est donc également vrai pour le jeu vidéo.

La clé de la résolution de ce problème d’addiction, qui touche une infime minorité des joueurs, tient donc dans la connaissance du jeu. C’est vrai pour les parents, qui sont alors mieux armés face à cette situation et peuvent en comprendre les causes, et pour les psychiatres qui pourront ainsi mieux comprendre et accompagner leurs patients.

(illustration : CC Russel Bernice)

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