Le 8 novembre est encore loin quand R.E.M., Moby, Local Natives, Andrew Bird et d’autres se lancent dans le projet 30 days, 30 songs. Ce conglomérat éclectique d’artistes et groupes plutôt classé dans les rayons indépendants décident 30 jours avant le jour du vote pour la présidentielle américaine de s’unir pour créer selon les mots du Washington Post « la playlist des chansons que Donald Trump va détester. »
Le leitmotiv du projet est simple : fournir chaque jour pendant un mois une nouvelle chanson contestataire pour réveiller la société américaine sur le danger Donald Trump. Loin des selfies avec des stars mainstreams de Hillary Clinton, ces artistes-là préfèrent lutter avec leur vraie arme : leur talent. Or si Franz Ferdinand et son excellent Demagogue et R.E.M. n’ont pas pu empêcher le 8 novembre d’être le jour où les États-Unis ont élu Donald Trump, ce petit projet un peu brouillon, un peu révolutionnaire mais surtout bourré de talent a montré que la scène indépendante n’était pas à l’écart du renouveau de la musique contestataire que l’on a pu voir percer dans l’actualité musicale de 2016.
Car si le hip hop et ses stars ont beau avoir tenu le haut de l’affiche des artistes contestataires, de Beyoncé à Run The Jewels, il ne faut pas sous-estimer une plus profonde et radicale politisation de l’ensemble de l’industrie musicale. L’élection de Donald Trump a permis de mettre en lumière et d’accélérer un processus qui était déjà visible depuis quelques années. Plus que jamais, la musique revient à la contestation. Et si pour beaucoup des vieux mélomanes et rockeurs, rébellion et musique ne font qu’un, la situation est sensiblement moins évidente lorsque l’on parle des courants musicaux des dernières années.
En 2008, la musique perdait l’Histoire
Aux États-Unis, deux phénomènes ont affaibli la portée contestataire de la musique ces dix dernières années avec une scène mainstream qui alimentait sa complicité avec le pouvoir en place. Jamais la Maison Blanche n’avait reçu autant d’idoles que durant les années Obama. On y a vu se défiler le couple Beyoncé et Jay-Z bien sûr, mais également Kendrick Lamar, Frank Ocean ou même Ariana Grande.
Et Obama semblait procurer à la pop mainstream comme aux grands noms du hip-hop une sorte de consensus un peu tacite qui se répandait comme une évidence. À ce phénomène politique et artistique, il faut ajouter un affaiblissement de tout un pan de l’industrie musicale : les labels indépendants qui ont beaucoup souffert de la crise du téléchargement avant, bien souvent, d’être réduits au silence lorsqu’ils intégraient les majors qui rachetaient alors à tour de bras des maisons de disques qui finançaient la musique contestataire.
Il s’en suit de fait une décennie plutôt calme, où les coups d’éclat politiques de la scène pop semblent tourner un peu à vide. Les révolutions à coup de clip choc et de tubes engagés des années 1980 sont déjà loin. Bowie et Prince sur des talons hauts sont désormais des images d’anthologie que l’on retrouve dans les livres d’histoire, Madonna embrassant un Christ noir également. Doucement mais sûrement, la pop se calme, percutée par la crise de son business et un affaiblissement de l’imaginaire émancipateur qu’elle véhiculait auparavant.
Le paroxysme de cette dépolitisation de la pop se trouve à l’orée des années 2010 avec un monde de la musique mainstream qui ressemble de plus en plus à un théâtre de marionnettes aux identités et aux combats aussi éphémères que leur place dans les charts. Rappelons qu’en 2008, le monde la pop est obsédé par I Kissed a Girl de Katy Perry, qui est pour l’époque une chanson censée être engagée et qui doit rendre hommage aux révolutions du passé.
Mais en dehors de toutes considérations quant à la qualité du tube de Perry, expliquer qu’un refrain clamant « j’ai embrassé une fille et j’ai aimé ça » est transgressif semble une vaste blague si l’on compare le pauvre tube de 2008 à des tubes de George Michael, de Prince ou de Madonna — ne parlons même pas de Lou Reed et du rock des années 1970…
La pop s’ennuie, tourne en rond et surtout, brasse de l’air. Il en va de même pour Lady Gaga, qui était la personnalité la plus clivante de la pop dans les années 2010. Son premier tube Poker Face sort en 2008 également. Et celle qui s’ambitionne comme la Madonna du 21e siècle va rapidement devenir l’incarnation la plus insipide d’une fausse subversion qui sonne creux.
Gaga se met en première ligne des combats LGBTQI, mais elle le fait sans se soucier du fait qu’elle parle à la place d’une communauté. Elle s’auto-proclame grande figure politique de la pop culture sans que jamais son engagement ne soit réellement compris dans une vision politique qui dépasse la consolidation de sa communauté de fans. Tantôt la diva s’affiche en robe de viandes, en icône gay, ou encore en gourou de la transgression. Et pourtant, le vide caché derrière les excès de style de Gaga est palpable. La pop émancipatrice semble à bout de souffle. On s’ennuie sec dans les charts où seul le hip-hop bouscule encore un peu les mœurs.
Et déjà certains expliquaient que la musique ne serait plus jamais le wild side qu’elle avait été et que désormais, elle n’était qu’un produit de consommation de plus dans une société vidée de sens qui avançait, un peu aveuglée, un peu lassée, dans le monde de la fin de l’Histoire.
Si la pop n’avait plus de combat, n’était-ce pas tout simplement parce que la société n’en avait plus ? Bien sûr, c’est une erreur d’analyse à la fois de la société et des tendances qu’elle engendre alors mais l’air de rien, la petite musique selon laquelle pop, musique populaire et politique ne font plus bon ménage est bien installée. Les plus farouches défenseurs du réveil du rock indé des années 2000, du trip-hop, des musiques électroniques et de la néo-soul auront argumenté que la contestation existe toujours dans d’excellentes œuvres — et c’est le cas — mais nous devons nous accorder sur un fait : la contestation est sortie de l’espace mainstream.
Et même dans les milieux indépendants, les changements financiers et culturels qui accompagnent ces années-là ne mettent pas toujours au centre de la scène des festivals des grands cris contestataires. En 2008 toujours, pour Pitchfork, le meilleur album de l’année est celui de Fleet Floxes. Or si le premier LP du groupe devenu désormais incontournable est effectivement un petit bijou — écoutez-le si vous l’avez raté entre Katy Perry et Lady Gaga — la folk non-narrative du groupe est loin d’être traversée par des grandes questions politiques. Alors même que le groupe accueille Joshua Tillman, que l’on connaît désormais sous le nom de Father John Misty et qui est aujourd’hui une figure de ce monde indé en révolte. Misty a signé plusieurs chansons sur les États-Unis, la politique et même Trump avec son humour et son talent immédiatement reconnaissables.
La scène musicale en était-t-elle moins bonne ? Pas forcément, ce n’est pas la politisation d’un album qui en fait sa qualité néanmoins, aujourd’hui, on peut mesurer un certain vide. Une sorte de consensus tacite qui planait sur la musique et qui laissait entendre que les combats d’hier valaient mieux que ceux d’aujourd’hui.
Les huit années qui ont tout changé
Huit ans ont passé, huit ans de présidence Obama, et en 2016 nous avons eu une année musicalement très politique. Aucun genre n’a été épargné par des albums coup de poing. La contestation a repris ses marques. Et le contre-point parfait avec 2008, c’est l’émancipation et la politisation radicale de Beyoncé. Les Perry et autres Gaga se chamaillent toujours leur pré-carré pop, mais pendant ce temps, Beyoncé a arpenté les genres, les époques et les couloirs de la Maison Blanche mais également les manifestations Black Lives Matter. Son style musical a complètement évolué depuis I am… Sasha Fierce (2008) où les sonorités pop alimentent un r’n’b moribond, et où le féminisme de Lemonade est encore très loin.
La musique de Beyoncé est un vecteur de l’afroféminisme
Mais justement, Lemonade — qui n’est pas sorti ex nihilo et suit un processus logique amorcé depuis plus de trois albums chez Beyoncé — semble cristalliser ce retour fulgurant de la politique dans la scène pop. Et chacune des représentations de Beyoncé lors des récompenses ou même du superbowl donnent à voir une teneur et un engagement afroféministe déterminé, réfléchi et dont la musique est un vecteur.
Si l’on se concentre sur Beyoncé ce n’est pas parce qu’elle est pionnière sur la question, loin de là, mais parce qu’elle va remettre au cœur de la pop culture une notion fondamentale : l’engagement. Et le phénomène Lemonade est très loin d’être isolé. Si l’on reprend le classement Pitchfork pour avoir une vision plus large des productions musicales de l’année passée, le meilleur album est celui de Solange : A Seat at the Table. Un album également particulièrement éveillé politiquement qui évoque pèle mêle racisme, sexisme et identité.
Le rock et la folk ne sont pas non plus étrangers à ce mouvement de re-politisation de la musique et de son message. On pourrait citer des albums dont on a beaucoup parlé cette année avec Anohni, Nicolas Jaar, Leonard Cohen, et l’on en oublie beaucoup.
Que s’est-il donc passé en huit ans pour que la musique qui s’était installée dans sa petite bulle hors du monde, faussement subversive, et plus préoccupée par sa survie financière que par l’avenir de nos sociétés se réveille aussi brutalement ?
Du côté des États-Unis, l’espoir Obama a nécessairement, selon la plus vieille règle que la politique connaît, mené à une déception. Et que celle-ci soit le fait de l’administration Obama ou non, elle a enlevé à toute une génération d’artistes sa virginité politique. Pendant ce temps, les problématiques environnementales sont devenues incontournables et le monde est devenu ce champ de bataille permanent que l’on connaît aujourd’hui. Les droits et les valeurs que le petit monde de la pop pensaient acquis semble à nouveau menacé, du droit à l’avortement à la reconnaissance des minorités. Le mouvement Black Lives Matter a par exemple eu un écho incroyable sur la musique.
la musique n’est plus un objet qui s’écoute isolée de son contexte
Et il faut ajouter à un changement de monde politique, un changement pas moins important pour les artistes : celui de leur distribution et de leur communication. Si l’on revient, encore, à 2008, on est aux prémisses de la révolution des réseaux sociaux. Et en 2016, alors qu’un album se distribue majoritairement en streaming et s’accompagne quasi systématiquement d’une lourde communication numérique, la musique n’est plus seulement un objet qui s’écoute isolée de son contexte.
C’est tout simplement devenu impossible depuis que nous avons accès aux commentaires politiques et sociaux des artistes, sans intermédiaire, sur les réseaux sociaux. Et la fameuse intertextualité, cher aux littéraires, s’applique désormais à n’importe quel album récent. Pour reprendre l’exemple de Beyoncé, pour saisir le poids politique de Lemonade, il faut à la fois avoir en tête le long-métrage qui accompagne l’album, mais également les textes et initiatives politiques partagées par l’artiste.
Même la pop ne peut plus fonctionner en vase clos : elle doit nécessairement se lier à un contexte, une vision du monde qui s’alimente au gré des tweets, des performances et des campagnes web. Un exemple particulièrement percutant de ce retour au réel de la musique se retrouve avec l’affaire Trayvon Martin, un jeune noir assassiné par un policier. On ne compte plus le nombre de chansons qui citent son nom. Et cela pas seulement dans le rap, où le motif des violences policières est plus attendu que dans le r’n’b ou la pop. On retrouvera la figure de Trayvon dans les chansons de Usher, de D’Angelo, de Beyoncé ou de Frank Ocean : RIP Trayvon, that nigga look just like me — Nikes.
RIP Trayvon, that nigga look just like me
Et si le mouvement Black Lives Matter pourrait laisser croire que cette politisation de la musique est strictement réservée aux artistes afro-américains, c’est aussi faux. C’est l’ensemble des artistes qui se sont engagés sur cette thématique et sur de nombreuses autres, comme l’environnement, la surveillance de masse et bien sûr contre Trump, celui qui aura réuni tous les combats en un seul.
100 jours pour faire de la musique une révolte
À ce titre, la marche des femmes aura été le chapitre final de cette re-politisation de la pop, avec Madonna, Alicia Keys, Beyoncé et d’autres à la tribune d’une des plus grandes manifestations de l’histoire américaine. En 2017, la pop s’est retrouvée un combat. Et Trump toujours lui, a également lancé, par son élection, une grande aventure musicale que l’on suivra de près et qui cette fois-ci prend place sur la scène indé : Our First 100 Days.
https://twitter.com/brianmka/status/822883703688953857
Un projet qui s’annonce passionnant et qui conclut à merveille une année de luttes en musique. À l’instar du 30 Days, 30 Songs, Our First 100 Days s’ambitionne comme un large rassemblement de divers artistes marquants de ces dernières années, qui chaque jour, tour à tour, donneront leur instantané sur la société américaine telle qu’ils la vivent dans un monde post-8 novembre.
Durant 100 jours, le collectif publiera une chanson par jour et si elles parleront toutes de politique d’une manière ou d’une autre, ce seront d’abord les sensibilités des artistes qui témoigneront d’une époque que nous allons tous traverser, avec nos peurs, nos déceptions et nos espoirs. La seule exigence que pose le rassemblement d’artiste aux œuvres soumises est limpide : « des chansons qui inspirent le progrès et qui bénéficie à une cause pour entraîner un changement. »
Des chansons qui inspirent le progrès
Entièrement numérique, le projet repose sur une contribution de 30 $ (sur Bandcamp) qui ensuite donne accès, chaque jour, à une nouvelle chanson et cela jusqu’en avril. L’intégralité des profits réalisés par les ventes et les dons sera ensuite reversé à des associations dont les combats sont menacés par l’élection de Donald Trump. Six associations ont été choisies : une pour le climat, une pour le droit à l’avortement, une pour le respect du droit des personnes migrantes, une association LGBTQ spécialisée dans les questions d’intersectionnalité, une association de développement économique, social et politique de l’Indiana, et enfin l’association Revolutions Per Minute qui apporte aux artistes engagés les moyens et les stratégies pour mener à bien leur combat.
Le premier jour de cette longue et belle aventure musicale a été introduit par Angel Olsen — une chanteuse de rock indé dont le dernier album fait partie de nos incontournables de l’année passée — et dont le titre ne laisse que peu de place aux doutes concernant l’avis d’Olsen quant à la politique migratoire de Trump : Fly On Your Wall.
Inspirée, planante et rythmée par des guitares qui n’ont pas peur de se faire entendre, Fly On Your Wall parle d’un sentiment que beaucoup connaissent désormais, une mélancolie politique souvent proche de la torpeur mais qui peut, avec l’aide d’une belle voix comme celle d’Olsen nous emmener si haut que les murs que Trump construit ne sont plus que de petits obstacles à notre liberté.
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