C’est dans l’incontournable Electrochoc de Laurent Garnier et Brun-Lambert que l’on découvre que Mills, le grand Jeff Mills, a d’abord été un enfant solitaire et hésitant d’une ville en ébullition : Détroit.
The Wizard
Mills voit le jour en 1963 dans le cœur battant du Michigan. Il grandit au son des manufactures, et de l’american dream industriel. Mais comme tous les boomers, son adolescence est percutée par les premières fissures de l’industrie américaine. Détroit tremble sous le poids des chocs pétroliers, mais déjà, la ville ouvrière s’apprête à lancer une déflagration, une révolution sur le monde de la musique.
Dans les sous-terrains de la ville industrielle, à l’ombre des usines, les enfants de Détroit préparent l’émergence de la techno et de la house. Deux traditions, deux histoires, qui s’abattront sur le monde comme une fièvre prend un malade et changeront à jamais l’histoire de la musique.
Mais lorsque l’on est pas un kid de la première génération, et que l’on souhaite scratcher des galettes, on ne peut pas échapper au poids d’un héritage déjà lourd à porter. Et c’est dans ce monde ambivalent, en permanente mutation, où les DJs sont aussi éphémères que leurs 33 tours, que nait le style Jeff Mills, dans le sillon des anciens, des Juan Atkins et autre Saunderson.
Pour Mills, l’équation est étrange. Alors même qu’il a, à une année près, l’âge d’Atkins, il restera longtemps un jeunot de Détroit, une icône de la deuxième génération. Un retard qui s’explique, toujours selon Garnier, par une passion qui prend Jeff Mills avant la composition : le mix et la radio. Le jeune homme se fait alors appeler The Wizard et occupe les ondes des très récentes radios libres qui pullulent dans le sillage de l’essor de la techno nord-américaine. Détroit devient alors une véritable arène où s’affrontent sur les ondes des DJ aux noms farfelus. En jouant sur les tuners FM, on passait de la WHCB à la WGPR ou même sur WJLB — le trio mythique des ondes est alors la cour de récré d’une génération de DJ qui se forme aux platines.
Parmi ceux-ci, on retrouve donc Mills, un habitué de la WJLB où il mixe régulièrement, enchaîne les tubes techno de ses pairs en se gardant bien de révéler sa véritable identité. Il reste alors le sorcier de Détroit.
Ce ne sera qu’à la fin des années 1980, en 1988 plus exactement, qu’il met enfin la main dans les notes et les beats pour créer Final Cut avec Anthony Srock, un duo très house tel qu’il en naît chaque mois à Détroit. Ils réalisent en 1989 Deep In 2 The Cut, un LP de house qui tire progressivement vers des sonorités de plus en plus industrielles. La techno semble reprendre le dessus sur les inspirations du duo. Aujourd’hui encore, avec un peu de chance et un bon flair, on trouve encore des DJ pour scratcher un vinyle qui vieillit toujours bien.
En 1990, le label berlinois Big Sex réédite le LP. L’appétit des Européens pour la techno de Détroit vient alors de commencer, eux qui pensent retrouver là un peu de leur trash et de Kraftwerk. Mais progressivement, Mills se détourne de Final Cut et devient un véritable apôtre de la techno, plus rapide, plus sèche et plus industrielle, la techno va devenir sa langue première, celle qui, selon les plus inspirés de ses fans, est une réminiscence des machineries, de leurs bruits et de leur rythmes, qui ont bercé son enfance.
En finir avec Détroit
C’est en 1992 que Jeff Mills finit par quitter Détroit de manière symbolique mais également musicale pour rejoindre la grosse pomme qui s’apprête alors à abriter les immigrations sonores de Berlin, de Détroit, ou encore de L.A.. Il se mêle alors dans les clubs new yorkais les influences héritées du disco, roi de Harlem et Philadelphie, devenu religion mondiale. C’est dans ce bouillonnant mélange de cultures alternatives que se forme la signature sonore de Mills. Il fonde son label Axis et commence à intensifier ses liens avec Berlin. Rapidement, ses mix et ses créations font le tour des clubs européens : il devient une figure de la rave mondiale et impressionne autour du monde par son habilité sur trois platines à passer de sa techno natale à la soul et le funk.
Mais cette célébrité internationale, les contraintes propres aux pionniers et son statut d’icone de la techno ne suffisent pas à Mills. Au contraire, elles semblent presque l’étouffer. Il commence alors une carrière quasiment parallèle à celle de légende de la techno — celle de compositeur et expérimentateur.
Son label, Axis, se scinde alors en plusieurs divisions. En 1996, Mills crée Purpose Maker pour continuer de diffuser ses hits technoïdes et donne à Axis une ambition plus large, quasiment métaphysique. Et à la frontière de la musique électronique, le musicien commence une grande aventure introspective, nourrie de cinéma, de science-fiction et de philosophie.
Cet ancien étudiant en architecture réinvestit l’incroyable érudition qu’il a accumulée pour travailler, dans la matière brute de sa musique, un nouveau sillon libéré des dogmes de la musique de danse comme on l’appelle encore alors. Fasciné par les structures, les géométries, les matières et la galaxie, l’ancien DJ des radios de Détroit devient son propre laboratoire créatif, il s’initie à une musique qui trouve ses racines chez Braque et les courants discursifs.
En 2000, il lui est offert l’occasion de recomposer une bande-son pour Metropolis de Lang. Mills répond immédiatement à la demande et trouve enfin l’équilibre qui semblait tant lui manquert entre son statut de star des raves et ses interrogations stylistiques. Le cinéma, d’abord Lang, mais surtout Kubrick, le poussera dans ses propres retranchements et rapidement, Mills avoue ne plus imaginer la musique sans le recours de l’image.
Seulement un an après Metropolis, Jeff Mills réalise son véritable accomplissement personnel, Mono, une installation toute entière dédiée à 2001, l’Odyssée de l’Espace. Un film qui pour les proches du musicien est la véritable pierre angulaire de sa vision artistique. Exposé au Sonar de Barcelone, la sculpture signe la vraie renaissance de Mills en tant qu’artiste pluridisciplinaire, éclairé et futuriste.
En 2004, le musicien rompt même le dernier lien qui le liait jusque là à ses historiques platines en succombant pour le DVJ-X1 de Pioneer. Il devient un véritable ambassadeur de cette nouvelle approche du mix, porté techniquement par Pionner. La platine en tant que telle mêle son et image en proposant aux DJs de gérer sur la même machine des CD et des DVD. La révolution créative est alors en marche et plus jamais chez Mills la musique ne se désolidarisera de l’image. On invente même un terme pour ces nouveaux artistes — des VJ.
Le VJ, de la techno et de la musique orchestrale
Aujourd’hui, Mills est inclassable, insaisissable et jamais où on l’attend. Après avoir donné un concert historique à Montpellier, Blue Potential, accompagné d’un orchestre philharmonique, ou encore un hommage à Coltrane à Paris, Mills est devenu une hybridation de multiples disciplines qui s’étalent de la vidéo à la musique orchestrale en passant par la sculpture. Alors quand il annonce, pour 2017, un événement interplanétaire, nous sommes forcés d’écouter ce que le gourou Mills a à nous dire.
Le mois prochain, sur son label Axis, le DJ dévoilera un vaste projet développé depuis de nombreux mois intitulé Planets. En 2016, le musicien s’est en effet installé du côté des studios d’Abbey Road pour enregistrer un concept album hommage aux Planètes de Gustav Holst, qui fêtait l’année passée leur centenaire. De l’épique pièce de Holst, véritable poème symphonique pour grand orchestre, Mills souhaite tirer une réactualisation du voyage spatial que proposait il y un siècle le compositeur anglais.
Ainsi, il a enregistré neuf compositions reprenant chacune un astre comme titre et source d’inspiration. On trouve donc dans la setlist tout logiquement : Mercury, Venus, Earth, Mars, Jupiter, Saturn, Uranus, Neptune et Pluto.
Toutefois, si Mills n’a pas encore dévoilé son œuvre, c’est notamment parce qu’il travaillait jusque très récemment à la production d’une version Blu-ray de l’album concept. Cette version alternative contiendrait elle pas moins de 18 suites qui exploreront les mêmes neufs astres à travers l’image et le son. Or, si le grand Jeff double le nombre de piste en passant sur Blu-ray, c’est pour s’intéresser selon ses mots « aux portions d’espace qui séparent les planètes, neufs régions que j’appelle Loop Transits. »
Ultime pièce d’une oœuvre monumentale qui explore les confins de nos réalités et du futur, Planets sera décidément plus qu’un hommage à Holst, mais un aboutissement pour un homme venu des caves de Détroit et qui désormais, règne dans une voie lactée qui lui est propre.
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