Internet a techniquement repoussé les limites du Temps d’une telle manière qu’aujourd’hui, la temporalité que nous percevons lorsque nous jonglons de documents en mémoires immortalisés par d’imparables octets, n’est plus celle de la science, ou de l’horloge comme l’écrivait Proust, mais celle du sommeil de Sodome et Gomorrhe, celle de l’intemporel.
Internet est-il de fait un aboutissement de la perception proustienne du temps ? Loin de dire que le plus grand romancier du siècle dernier a inventé Internet, nous pouvons tout de même lui accorder l’invention, ou du moins l’exécution littéraire, d’une dichotomie conceptuelle fondamentale à l’heure du numérique : celle des Temps.
Le rapport avec le numérique
Les proustiens, les proustologues et autres passionnés débattent encore du rapport de l’auteur à Bergson. Pour beaucoup, la proximité entre les deux hommes et le temps passé par Proust sur les bancs du Collège de France à écouter celui qui deviendra son cousin par alliance sont suffisamment d’éléments pour ne plus distinguer la pensée proustienne de celle de l’auteur de La Pensée et le Mouvant. Et pourtant, Contre Sainte-Beuve nous apprend à nous méfier des conclusions hâtives que font les amateurs d’auteurs qui délaissent le texte au profit d’une interprétation charnelle des artistes.
Car si de Bergson, le jeune Marcel semble avoir retenu de nombreux concepts et distinctions nouvelles, il n’en reste pas moins un de ses premiers critiques. L’air de rien, dans La Recherche, le lecteur avisé lira la différence fondamentale entra la distinction bergsonienne du temps de la science, quantifié par la numérotation, et celui de la psyché, du social, de la durée, Mais si ce duo de concept peut sembler proche des deux temps de l’Horloge et de Combray, il existe entre les deux hommes une nuance radicale, qui entremêle Mémoire et Temps et qui, aujourd’hui, un siècle après la parution de Du côté de chez Swann, relève l’immense subtilité de la pensée proustienne et son avant-gardisme qui semblent parfois divinatoire tant le présent corrobore La Recherche.
Il faut se souvenir, pour entendre cette sonorité divergente du temps proustien, des fondamentaux de Bergson, notamment concernant le fameux exemple du film et des images en mouvement. Dans La Pensée et le Mouvant, le philosophe use déjà de cet exemple du film qui, loin de reconstituer le mouvement, et donc la durée, accumule les images immobiles à cause de « l’infirmité de notre perception, condamnée à détailler le film image par image au lieu de le saisir globalement. »
Il faut donc bien comprendre que Bergson propose là deux importantes idées qui se dessinent sous cet exemple. La première est celle d’un Temps que nous sommes condamnés à voir disparaître ou à reconstituer partiellement, par l’acharnement du cinéaste et de son image métastatique ; la seconde, plus importante encore, clôt l’exemple du film en estimant que le Temps ne peut pas, de fait, être « un espace idéal où l’on suppose alignés tous les événements passés, présents et futurs, avec, en outre, un empêchement pour eux de nous apparaître en bloc. »
Or pour chaque lecteur de La Recherche, il y a là une incompatibilité évidente avec le Temps proustien qui malgré les avis trop établis, n’est pas qu’un collier de perles conceptuelles glanées dans les salons aristocratiques que fréquentait le jeune homme — bien plus un Temps défini d’une manière tout à fait singulière. Certes, inspiré par Bergson, ou encore par Jean-Marie Guyau et son professeur à Condorcet, M. Darlu, Proust semble virevolter au fil de la Recherche entre différents concepts.
Le temps, la vidéo, la boucle
Mais il existe une philosophie proustienne que l’on peut découvrir à l’œuvre, pour peu que l’on parcourt La Recherche jusqu’aux dernières pages du Temps Retrouvé. Et celle-ci se distingue suffisamment de Bergson pour prévoir une chose que ne semblait pas imaginer le philosophe : l’émergence, grâce à la technologie notamment, d’un hors-temps, ou le temps du sommeil de Sodome, qui nuance l’impossibilité de l’espace idéal posée par le professeur.
Dans Le Temps, en 1913, Marcel Proust manifestera lui-même cette nuance que l’on ne percevait pas encore dans les tomes déjà sortis de La Recherche. Il dit : « Mon œuvre est dominée par la distinction entre la mémoire involontaire et la mémoire volontaire, distinction qui non seulement ne figure pas dans la philosophie de Bergson, mais est contredite par elle. » Ici se trouve la plus profonde divergence sur le Temps des deux hommes pourtant si liés dans la vie.
Mon œuvre est dominée par la distinction entre la mémoire involontaire et la mémoire volontaire
Cette nuance ne vient pas sans la mémoire qui constitue pour Proust le lien extra-temporel entre un homme et son monde. Cette fascination pour la mémoire, et surtout celle qui survient quand on ne l’attend plus, à la manière de la Madeleine — la mémoire involontaire — est pour le romancier une invitation à penser un temps où les événements, les images, les mouvements et les hommes sont tous liés et instantanés les uns aux autres. Ceux qui y voient une sorte d’interprétation littéraire des découvertes la physique contemporaine de l’auteur, notamment de la relativité d’Einstein, n’ont donc pas tout à fait tort.
Pour Proust, contrairement à Bergson, le Temps ne peut être perdu dès lors qu’on cherche, dans une temporalité échappant aux horloges, les réminiscences internes et externes à notre passé et notre future. Enfin, il y a, à la grande différence de Bergson, moins de critique du scientisme et moins de recours à l’expérience subjective du temps : on pourrait croire qu’un épisode comme la Madeleine ou le Pavé de l’hôtel de Guermantes manifeste une perception intérieure de l’extra-temporalité, alors qu’en réalité, l’auteur revient souvent à une mémoire partagée, dans laquelle les hommes et leurs perceptions coexistent sur un plan horizontal.
Il faut dès lors lire ce qui est assurément le point culminant de la philosophie proustienne : les dernières lignes de La Recherche dans Le Temps Retrouvé. Attention spoiler, car Proust conclut ainsi le travail d’une vie : [dans mon œuvre] « j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes — entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps. »
Ces lignes qui résument à elles-seules l’ambition toute entière de La Recherche, ne font pas que contredire Bergson qui s’interdisait de voir le Temps comme un espace idéal qui devient ici « une place, au contraire, prolongée sans mesure. » Elle préfigure peut-être la création des années plus tard d’une mémoire intemporelle, que l’on n’explore pas nécessairement volontairement, et qui « décrit les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux » et qui pourrait, l’air de rien, ressembler à l’Internet.
Cent années après l’arrivée de Marcel Proust sous l’aile de Gallimard, nous découvrions, par une inadvertance totale, une image en mouvement de l’auteur français. Alors que nous ne connaissions jusque-là que ses photos posées, et forcément celle où ses longs doigts s’enfoncent dans son menton, sous le poids de sa tête songeuse, nous découvrons, stupéfaits, par le hasard des archives, le mouvement d’une silhouette gracile se détachant fugacement d’une foule aristocratique sur le perron d’une église. Celle là même où vient de se marier Elaine Greffulhe, qui deviendra sous la plume proustienne Oriane de Guermantes.
La passion du gif
L’étonnement est alors général chez les proustiens. Tenons-nous là première vidéo de Proust, sa première apparition en mouvement ? Les spécialistes responsables de la découverte, comme une grande partie de la communauté universitaire, semblent aller dans le sens d’une identification de l’auteur sur la bande vidéo. Mais qu’y a-t-il alors de si fascinant à trouver une vidéo, plutôt floue, d’un auteur disparu ? Il y a déjà le biais technique : on parle ici d’une bande datant de 1904. Mais il y a surtout le biais philosophique pour tout lecteur de Proust.
https://twitter.com/juliencdt/status/831830715956359169
Incarné dans l’immortalité, fut-il monstrueux, Proust appartient plus que jamais à cette communauté d’hommes qui prolongent leur existence dans un espace sans mesure, qui va au-delà du temps vécu, au-delà de la durée bergsonienne, pour entrer dans une postérité non pas infinie, car la vidéo elle-même pourrait toujours disparaître, mais à jamais possible. Comme il fut possible pour le narrateur, par un concours magnifique de circonstance de « machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, [porter] à [ses lèvres] une cuillerée du thé où [il avait] laissé s’amollir un morceau de madeleine. »
La Recherche n’est pas seulement encore actuelle, mais elle est une œuvre vivante
Ce mouvement, même infime, cruellement furtif, n’est alors pas qu’une vidéo trouvée par hasard, il est la matérialisation, à la précision d’une horloge, que le Temps proustien est plus que jamais tangible, réel et possible. L’apparition, ou plutôt le surgissement, du document est pour tous les proustiens, une preuve que La Recherche n’est pas seulement encore actuelle, mais qu’elle est une œuvre vivante qui elle-même se joue encore du temps, comme son auteur. Or, modernité virale oblige, la vidéo retrouvée, déjà mise en ligne sur le net à travers le monde est devenue un gif par l’artifice d’un internaute lambda. Autrement dit, un mouvement infini, une boucle, un hors-temps à jamais répété. Une dalle de Venise à jamais chancelante pour ceux qui voudront, rien qu’une seconde, voir le mouvement d’une vie se prolonger par-delà le temps de l’horloge.
Comment mieux exprimer cette joie soudaine, folle et puissante qui nous remplit devant une telle expérience de la mémoire universelle involontaire qu’en paraphrasant aussi modestement que possible, Proust lui-même ?
Et à l’instant même où la vidéo heurte nos rétines, nous tressaillions, attentifs à ce qui se passe d’extraordinaire en nous. Un plaisir délicieux nous envahit, isolé, sans la notion de sa cause. Il nous avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en nous remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en nous, elle était nous. Nous avions cessé de nous sentir médiocres, contingents, mortels.
Proust est vivant, Proust est un gif.
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