L’avion se pose sur le tarmac bien trop tôt pour un samedi, mais déjà, malgré l’heure matinale, le soleil catalan règne dans un ciel bien dégagé — forcément azur. Nous sommes le samedi 27 février, soit une journée avant le début officiel des premières conférences du Mobile World Congress, et comme de nombreux anonymes qui grouilleront pendant une semaine autour du palais de congrès de Barcelone, nous rejoignons la ville par les airs dès les premières heures du week-end pour préparer le marathon qui vient.
Que peut-on écrire sur le MWC que nous n’avons jamais écrit ?
Avant de quitter Paris, nous nous interrogions : que peut-on écrire sur le MWC que nous n’avons jamais écrit ? Disposerons-nous de suffisamment de temps pour saisir, à pleines mains, quelque chose dans l’air de la capitale catalane ? Une chose qui ne serait ni un smartphone, ni une interview, mais au moins une idée, un angle, une histoire : un imprévu en somme. D’un côté, il y a déjà les collègues qui préparent leurs papiers, de l’autre les vidéastes qui veulent immortaliser des plans insolites de la reine catalane, ses ruelles et ses gaudismes. Entre eux, la rédaction de Numerama, hagarde.
De l’imprévu et des odeurs
Nous décidons en fin de compte de partir à la rencontre de l’imprévu, le mieux que nous puissions faire en territoire inconnu. La ville semble alors toute entière plongée dans un Carnaval tel que nous n’en connaissons pas sur les rives de la Seine.
Méditerranéenne, solaire et burlesque, la célébration se diffuse comme des embruns dans la capitale qui est soudainement assaillies de costumes éclectiques, de confettis qui pleuvent sur les enfants et de trompettes qui sonnent. Les festivités nous conduisent, la tête dans les nuages davantage que sur notre smartphone, sur les pavés du Barri Gòtic.
Devant nous se dresse alors un Barcelone intemporel, sans âge, dont les ruelles s’étalent comme autant de galeries d’une fourmilière médiévale. Jusqu’à ce que soudainement, les sens en éveil, des effluves capiteuses viennent interrompre notre rêverie urbaine.
Celui qui a déjà senti l’empreinte acerbe qu’offre à l’odorat le cannabis séché ne peut que difficilement oublier cette odeur qui mêle autant de notes que l’on croirait sorties d’une assiette du Midi que de notes baroques et écœurantes. Et lorsqu’il l’a perçoit, à la manière d’un tube dont on connaît tous les accords, il doute rarement sur l’identité de la plante à l’origine de cet étonnant effluve.
Ni une, ni deux, il se retourne et s’il est Français, regarde, soupçonneux, les personnes qui pourraient être à l’origine d’un tel délit. Mais le Français, une fois perdu en territoire catalan, se surprend encore plus lorsqu’il découvre que l’odeur ne vient pas d’un fumeur peu discret, mais d’une boutique dont le rideau de fer est baissé de moitié : il est intrigué. Ne serait-ce pas un de ces fameux Cannabis Social Club dont parlent les touristes qui lisent Vice pendant leurs pauses déjeuner ?
Ne sachant rien de ces clubs, qui ne sont pas des Coffee Shop hollandais, nous passons notre chemin. Sans perdre de vue l’envie d’en savoir davantage. Piqué par la curiosité, nous nous lançons à la quête de ces lieux de rencontres, à la frontière de la légalité, où de parfaits inconnus cultivent — en groupe apprend-on — leurs propres plants de cannabis à l’ombre de toutes pénalisations, dans le confort de petites boutiques que l’on abrite des regards extérieurs.
Des Cannabis Social Club qui flirtent avec le légal
Ils seraient aujourd’hui au nombre de 200 à Barcelone, alors qu’il y a encore quelques années, on pouvait en compter plus de 300 dans la capitale catalane mais les autorités et notamment l’accession au pouvoir de Podemos à la mairie barcelonaise semble accélérer une régulation plus franche et tournée vers la culture pour des clubs qui par le passé s’étaient transformés en véritable machine à défoncer du touriste de passage.
de parfaits inconnus cultivent leurs propres plants de cannabis à l’ombre de toutes pénalisations
Après un âge de bronze qui s’est transformé en nouvelle ruée vers l’or, les clubs se multipliaient comme se propage une mode tenace et rentable. À leur tête, souvent les dealers d’autrefois qui trouvaient pignon sur rue.
Mais face à la population soudée du Barri, qui n’hésite pas à brandir à ses fenêtres des draps blancs sur lesquels on écrit son indignation de voir des touristes allemands sortir à toutes heures de clubs enfumés, les autorités ont dû clarifier leur jeu et mettre en avant des clubs plus restreints, interdits aux non-résidents et surtout n’ayant pas le droit de faire de la publicité.
Ce sont les zones d’ombre de la loi espagnole qui ont permis l’émergence de ces clubs à la nature juridique fumeuse. Ni commerce, ni boutique, ces clubs doivent être imaginés comme des coopératives de cultivateurs de cannabis qui s’associent pour collectiviser leur moyens de production, tout cela sur fond d’utopie post-Movida et néo-marxiste.
Lorsque vous vous y rendez, ne pensez surtout pas que vous allez acheter de l’herbe séchée : vous allez contribuer au jardin communautaire. Le résultat peut sembler identique, mais juridiquement, c’est très différent. Tout cela pourrait attendrir, mais la réalité prend rapidement le dessus et les abus sont courants dans ces clubs parfois tenus par des amoureux de la feuille, soit plus prosaïquement, par des narcos à la pointe.
ne pensez surtout pas que vous allez acheter de l’herbe séchée : vous allez contribuer au jardin communautaire
Et en effet, lorsque nous demanderons au comptoir d’un club, plus tard dans l’après-midi, deux grammes d’une Lemon Haze odorante, nous paierons mais nous n’achèterons pas — du moins selon la police.
Mais avant d’en arriver à la conclusion de nos découvertes, il nous fallait déjà, maintenant que l’odeur s’était évaporée, que la ruelle avait disparu dans les entrelacs du Barri, trouver notre club. Celui qui voudrait bien nous accepter malgré nos têtes pâles de Parisiens fraîchement débarqués et répondre à nos questionnements de citoyens vivant au pays de la BAC et du shit à la sauvette.
Comment trouver ? L’importance de la carte
Malin comme l’est l’urbain de ce siècle, nous nous tournons alors vers nos smartphones qui nous ouvrent avec étonnement les portes de tous les clubs de la ville, de toutes les herbes, de toutes les graines et de tous les joints.
Mais un tour de la ville californienne d’Irvine s’impose. Dans le comté d’Orange est installée une startup qui depuis 2008 roule sur l’or vert de la weedtech. Fondée par un convaincu des bénéfices de la marijuana thérapeutique, WeedMaps est selon FastCo une des plus importantes sociétés du business émergent de la drogue uberisée.
Le média économique américain consacrait à cette petite boîte (de Pandore) un étonnant portrait en 2010. La journaliste, déroutée, tentait de comprendre comment une simple carte pouvait enregistrer un chiffre d’affaire de 400 000 $ par mois en ne faisant rien de plus que Yelp, les restaurants en moins, les taffs en plus.
WeedMaps est une des plus importantes sociétés du business émergent de la drogue uberisée
La recette du succès apparaîtra sur le tard à Justin Hartfield, le fondateur de WeedMaps. Entrepreneur malchanceux qui commençait à douter de percer un jour avec une startup, Justin finit par se poser la question qui fait tilt : maintenant que la beuh est légale en Californie, comment puis-je trouver un endroit pour en acheter facilement sans devoir poireauter des heures, demander honteusement à un passant ou pire encore, tenter une infructueuse recherche sur Google Maps ? Avec une page collaborative, crowd-sourcée, réussie, exhaustive et discrète, évidemment.
Ainsi est donc née WeedMaps, qui ne sort que tardivement du territoire américain. Mais avec des revenus qui deviennent rapidement prodigieux, les investisseurs — qui sont de plus en plus nombreux à investir dans la weedtech — poussent la petite entreprise à se lancer à la conquête du vieux continent.
Sur l’Europe flotte toujours un nuage onctueux de cannabis, de Berlin, en passant par Amsterdam, Madrid et Paris, les consommateurs sont parmi les plus fidèles et les plus nombreux de la planète malgré une situation juridique souvent obscure voir complètement punitive, à l’instar de celle pratiquée dans l’hexagone. La startup choisit donc stratégiquement de se nicher dans les territoires les plus progressistes et Barcelone figure parmi les premières cibles des Américains.
https://www.youtube.com/watch?v=o-2Kf6fcK2Q
Aujourd’hui, le site et l’application WeedMaps accueilleraient plus de 700 000 utilisateurs, une chaîne YouTube comptant plus de 160 000 fidèles et pas moins de 2 millions de visiteurs mensuels — le chiffre d’affaires du Yelp herbeux joue avec les millions, 18 pour être exact. La formule est plutôt simple : des interfaces épurées, claires et pratiques, dans lesquelles on trouve une cartographie riche et complète des villes cannabiques.
Aux États-Unis, la startup organise même la livraison à domicile et a déjà réalisé un partenariat avec Uber pour éviter à ses clients de prendre leur voiture, défoncés, pour revenir du dispensaire. Tous ces services viennent compléter les revenus publicitaires de la firme, qui compte également sur les vendeurs et les clubs pour investir dans des formats natifs pour être toujours mieux placés dans l’application. Notez que de fait, sur WeedMaps, les clubs barcelonais font de la pub alors que cela leur est interdit dans les rues de la ville.
Le modèle économique du Yelp de la weed n’est donc plus à éprouver, il fonctionne. Et l’application en tant que telle est également une agréable surprise. Mais il faut que l’on quitte la Californie pour se plonger à nouveau dans les ruelles du vieux Barcelone : il nous aura fallu moins d’une dizaine de minutes pour trouver un club près de nous dans le Barri.
Les petites portes
Comme on chercherait un restaurant, on trouve sur Weedmaps des épingles sur une carte, que l’on peut toucher et agrandir, afin de découvrir les prix, les menus et les différents plants cultivés. L’application compte également une communauté de fidèles et de férus qui viennent noter et commenter chacun des établissements. Alors que nous trouvons notre futur club sur la carte, nous pouvons consulter les feuilles que l’on s’apprête à retrouver derrière un rideau de fer qui orne une boutique plutôt exiguë.
Arrivé devant celle-ci, nous comprenons que personne ne viendra nous inviter à passer la minuscule porte close qui se dresse devant nous. Alors on sonne et un homme sans âge, manifestement pas espagnol vu sa rapidité à nous dire qu’il faut lui parler anglais et pas catalan, nous explique, pressé, les conditions qu’il faut remplir pour intégrer le club de cultivateurs et pouvoir repartir avec notre drogue.
il nous aura fallu moins d’une dizaine de minutes pour trouver un club près de nous
Alors que nous n’habitons pas la ville, que nous ne reviendrons peut-être jamais dans cette drôle de grotte aux odeurs chanvrées, l’homme nous propose, sans hésiter, de nous parrainer. C’est, selon ce que nous comprenons des lois locales, illégal, mais nous savions que les établissements n’étaient pas aussi régulés que ce que la mairie le laisse penser. Nous prenons donc une carte de membre, obligatoire, pour une vingtaine d’euros, puis, nous pouvons passer dans l’arrière boutique où nous attend le comptoir de ces herboristes amateurs.
Posé au fond de la pièce étroite et assombrie par le rideau de fer, un portrait de Bob Marley trône. Au-dessous, un tract pro-légalisation surplombe un buffet de fortune sur lequel sont disposés différents pots de verre. Chacun est rempli d’une bouture différente, aux feuilles sensiblement plus émeraude ou plus fauve en fonction des espèces. Enfin à l’extrémité du comptoir, on trouve même des produits alimentaires, dont une étonnante pâte à tartiner aux allures de Nutella, avec laquelle on nous promet que chaque tartine est un voyage.
En fin de compte, le succès des nouvelles technologies dans la drogue ne nous surprend pas tant que ça. Internet, lieu de l’anonymat et de la discrétion, n’est-il pas une route de la soie pour toutes les drogues ?
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