En mars 2012, des millions de joueurs plongeaient à corps perdu dans l’ultime volet de l’épopée spatiale du commandant Shepard et de son équipage : Mass Effect 3 marquait la fin d’un voyage entamé en 2007 sur Xbox 360 avec Mass Effect, un action-RPG à l’américaine, dont personne ne soupçonnait qu’il allait remodeler bien des mécaniques du genre.
Car la franchise Mass Effect a su mettre un beau coup de pied dans la fourmilière de l’action-RPG, un genre longtemps dominé par les franchises japonaises. Bioware, à l’origine de la saga, n’en était pas à ses premiers faits d’armes : le studio a commencé à faire parler de lui en 1996 avec Shattered Steel, mais c’est surtout Baldur’s Gate, en 1998, qui l’a fait vraiment entrer par la grande porte. À l’époque, c’était le RPG old school en 3D isométrique qui avait la cote. En 2002, avec Neverwinter Nights, le jeu de rôle en 3D était en train de percer sur PC, tandis que Star Wars : Knights of The Old Republic annonçait, en 2003, les débuts de mécaniques que l’on trouverait 4 ans plus tard au sein de Mass Effect.
Le poids des mots
Dans Mass Effect, on incarne Shepard, un homme ou une femme pouvant prendre des choix bons ou mauvais, et dont de nombreux choix de dialogues influencent la direction prise par l’intrigue. Mais pas seulement : cela influence également le jugement et la considération des personnages qui entourent le commandant. Aujourd’hui, décrire un tel jeu s’avère plutôt banal, tant on trouve une quantité impressionnante de titres qui jouent la corde du choix. Mais il y a 10 ans, même si elle existait déjà, cette mécanique n’était pas aussi répandue qu’aujourd’hui. Si Bioware a continué à aiguiser sa démarche au fil des épisodes de Mass Effect, le studio l’a également fait dans Dragon Age. Et des concurrents en ont fait de même : CD Projekt pour The Witcher, ou encore Telltale Games pour l’ensemble de ses jeux, pour ne citer qu’eux.
Et puis l’intérêt de Mass Effect, c’était que les choix effectués par le joueur ne le suivaient pas uniquement jusqu’à la fin du jeu, mais dans les volets suivants. Ainsi, Mass Effect 2 proposait un système de récupération de sa sauvegarde, pour continuer de jouer avec le même Shepard – son physique et son sexe étant choisi par le joueur – en gardant également en mémoire les impacts de ses choix scénaristiques. Une démarche qui, non contente de créer une cohérence assez extraordinaire dans la saga, a contribué également à développer les affects des joueurs avec l’univers, mais surtout avec sa galerie de personnages.
Mais que ce passe-t-il quand la conclusion d’une épopée dans laquelle le joueur a investi des centaines d’heures ne se termine pas de la manière dont il l’avait espéré ? Cette question est devenue réalité pour des dizaines de milliers de joueurs qui se sont frottés à la fin de Mass Effect 3 avec amertume. Car malgré les promesses du studio, qui avait annoncé que la fin de la trilogie serait la somme de tous les choix du joueur, le choix final initial dirige vers trois fins très semblables qui mettent l’univers dans une situation très instable, et achève très brutalement la quête de Shepard et ses équipiers.
Pour beaucoup de fans de la première heure, c’est la douche froide, surtout après de multiples déclarations de l’équipe de Bioware, qui semblait pourtant promettre autre chose. « À peu près tout ce que les joueurs veulent voir achevé, tout ce à quoi ils veulent une réponse, trouvera un point final » avait promis l’un des patrons du studio, Ray Mizuka, tandis que son compère Mike Gamble promettait que « Bioware ne fera pas comme Lost, en laissant les fans avec plus de réponses que de questions à la fin. »
Face à la grogne d’une partie du fandom, Bioware a d’abord assumé un « choix artistique », avant de sortir, en DLC gratuit, une fin « extended cut » proposant un quatrième embranchement final – en substance, le droit de ne choisir aucun des trois autres – et quelques scènes supplémentaires pour conclure l’histoire un peu plus en profondeur. Mais cela ne changeait rien au fait qu’avec Mass Effect 3, la quête du commandant Shepard et de ses équipiers s’achevait dans la sueur et les larmes, et qu’on ne les reverrait plus par la suite.
Restait donc, maintenant, à rebondir, pour que la licence survive.
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Passer à autre chose
Entre fin 2012 et mi-2015, la franchise Mass Effect est passée en sommeil. Mais c’était un secret de polichinelle que, chez Bioware, des développeurs s’activaient à développer un nouvel épisode de la franchise. Et si Mass Effect 3 avait fait parler de lui pour sa fin et des soupçons de la communauté concernant la pression mise sur l’équipe de développement, la sortie, en novembre 2014, du très bon Dragon Age : Inquisition avait relancé la hype autour des capacités du studio.
C’est finalement en juin 2015 durant la conférence d’Electronic Arts à l’E3 que Mass Effect : Andromeda est dévoilé à travers un court trailer qui restera, pendant des mois, la seule vision concrète du jeu. On y aperçoit pour la première fois le nouveau (ou la nouvelle héroïne, selon le choix du joueur), nommé Ryder.
« Lorsque Mass Effect 3 est sorti, le développement d’Andromeda n’avait pas encore commencé » nous explique Fabrice Condominas, producteur sur le nouveau volet. À l’époque de la polémique autour de la fin de la trilogie, l’équipe de développement n’en est « qu’au stade de la réflexion pour la suite ». Le producteur confirme que les retours de la communauté ont été massifs : « Il y a plusieurs facettes à cette histoire. Il y a les joueurs qui en parlaient sur les forums, mais il y a aussi ceux qui nous ont envoyé des tonnes de lettres ou des boîtes de cupcakes » se souvient-il. Arrivé dans l’équipe durant le développement de Mass Effect 3, Fabrice Condominas a surtout travaillé sur les DLC. Mais il a, comme tous les autres développeurs de l’équipe, assisté à la controverse.
J.J. Abrams lui-même nous a écrit pour nous dire « je sais par quoi vous êtes en train de passer, tenez bon. »
« C’était la première fois que la fin d’un jeu vidéo réveillait autant de passion. C’est un phénomène que les créateurs de séries télévisées connaissent. Arriver à achever une œuvre impliquant des centaines et des centaines d’heures d’investissement, c’est extrêmement compliqué. J.J. Abrams lui-même nous a écrit pour nous dire « je sais par quoi vous êtes en train de passer, tenez bon. » » raconte Fabrice Condominas.
« Les retours des joueurs à la fin de Mass Effect 3 nous ont forcément interpelés mais, en vérité, ça n’a pas eu de réelle incidence pour la suite, dans la mesure où nous savions que nous allions explorer une autre galaxie. Du coup, peu importe la fin d’un point de vue narratif, ou la réception de la fin, on savait que la suite ne serait pas touchée » explique le producteur. La fin de la trilogie coïncidait également avec la fin d’une génération de consoles, et nécessitait de remettre à plat certaines logiques. « Nos jeux étant basés sur des choix, il fallait remettre les choses à plat, pour ne rien imposer aux joueurs qui n’avaient pas fait les jeux précédents. »
Mais comment faire en sorte que le spectre de Shepard et sa bande ne plane pas constamment sur l’intrigue et les personnages de ce nouveau jeu ? Tout simplement en ne faisant pas d’Andromeda une suite de la trilogie Mass Effect, mais une quête parallèle. Ainsi, les jumeaux Sarah et Scott Ryder – le joueur peut choisir lequel il souhaite incarner – font partie de l’initiative Andromède, partie à la recherche d’une nouvelle terre d’accueil pour les humains et les extraterrestres de l’Espace concilien. 20 000 colons sont ainsi partis pour un très long voyage en cryogénisation à bord de 5 Arches, avec pour objectif de découvrir de nouvelles planètes habitables dans le secteur Héléus situé dans la galaxie d’Andromède.
La période de départ de l’intrigue se situe en 2176, date à laquelle l’initiative Andromède est fondée. Mais c’est en 2185 que les Arches quittent la Voie Lactée, soit la même année que les évènements de Mass Effect 2 et la résurrection de Shepard par Cerberus. Les jumeaux Ryder sont donc des contemporains du commandant Shepard et son équipage, mais leurs aventures, elles, se déroulent en réalité bien après, puisque le voyage vers Andromède prend plus de 600 ans.
Une manœuvre particulièrement futée, quand on y pense, car elle permet de contextualiser le jeu en le rattachant à la trilogie d’origine, tout en partant sur des personnages, une intrigue et des lieux nouveaux, qui sont totalement détachés de la base. Car à ce stade, peu importe de ce qu’il advient de Shepard à la fin de Mass Effect 3 : les personnages d’Andromeda ne le savent pas, et le temps et la distance aidant, ça n’a de toute manière plus d’importance.
Une manière d’inviter le joueur à, lui aussi, prendre du recul.
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La fondation de nouveaux liens
En parlant avec Fabrice Condominas, on comprend vite que rien, dans les choix réalisés par l’équipe de Bioware, n’est dû au hasard. D’un point de vue narratif, tout s’emboîte bien vite dans une logique destinée à relancer la franchise sans la dénaturer. « La controverse concernant la fin de Mass Effect 3 a permis, un peu maladroitement il est vrai, de mettre en avant l’attachement aux personnages » estime le producteur. « Il fallait aller plus loin, mais sans aller dans la surenchère. D’ailleurs, dans la trilogie, on atteint un tel cap d’intensité qu’imaginer aller plus loin nous semblait difficile. »
L’objectif avec Mass Effect : Andromeda n’était donc pas de révolutionner des mécanismes qui ont fait leurs preuves, mais les réadapter au nouveau contexte. « On s’est énormément posé de questions concernant la nature des relations entre les personnages et le joueur. On peut évoluer dans une direction nouvelle sans faire de copier-coller. »
Et énormément d’éléments dans le contexte de base d’Andromeda sont les clés de cette démarche. Le premier point, concerne le personnage jouable : « Ryder, le personnage principal, est plus jeune que ne l’était Shepard. Il est également moins expérimenté. C’est un élément qui va changer la donne en matière de comportement : on change la nature du personnage jouable. Comment, en tant que conteur, on va créer des relations avec un personnage comme ça ? »
L’autre intérêt de permettre au joueur d’incarner un personnage qui débarque dans une galaxie inconnue, c’est de les mettre, tous les deux, sur un pied d’égalité : « Quand Ryder arrive dans la galaxie d’Andromède, il n’en sait pas plus que le joueur. Les deux vont évoluer ensemble : le personnage en sait autant que le joueur, et à aucun moment de l’aventure, l’un en sait plus que l’autre. C’est aussi une manière de créer un lien fort entre le joueur et le personnage qu’il incarne. »
Et tout cela passe aussi par la création des personnages qui accompagnent le héros de l’aventure : « On ne voulait pas s’enfermer dans les stéréotypes des races extraterrestres. Nous créons avant tout des personnages. Certains auteurs savaient qu’ils voulaient créer un Turien, un Krogan… mais d’autres ont d’abord pensé au caractère et à la race ensuite. Il n’y a pas de règle stricte et certains personnages sont très différents de ce que les joueurs attendent des clichés d’une race » commente Fabrice Condominas.
On ne voulait pas s’enfermer dans les stéréotypes des races extraterrestres.
Tout cela contribue à créer tout un univers crédible, dans lequel le joueur a le choix des personnages avec lesquels il désire lier une relation virtuelle, d’amitié et plus si affinité. « Les liens émotionnels ne se font que par la narration. C’est impossible d’avoir un lien fort avec un personnage sans que des gens aient passé consciemment des heures à planter des graines pour que ce lien soit créé » estime le producteur.
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Une course aux étoiles, mais pas seulement
Cinq ans après la sortie de Mass Effect 3, la franchise a mûri. Mais pas seulement elle : l’industrie du jeu vidéo a également opéré une évolution d’un point de vue narratif ces dernières années. Pour Fabrice Condominas, le travail de Bioware n’est pas étranger à cela. « Ce qui nous plait beaucoup en tant que joueurs, c’est que le niveau de l’industrie en général, notamment côté narration, a considérablement augmenté. Et ça, ça nous pousse continuellement à continuer de produire des jeux de référence d’un point de vue narratif. On avait peut-être une petite longueur d’avance, mais la concurrence nous rattrape ! »
Pour autant, le producteur estime que les studios qui poussent autant les enjeux narratifs sont encore assez rares, pour une raison assez simple : « Notre système d’embranchement et d’importance des choix est vraiment unique dans son niveau de complexité, il faut être un peu taré pour faire ça » plaisante-t-il. « C’est extrêmement complexe, pas seulement en termes d’écriture, mais aussi en termes de production et de construction, sur certains points ce n’est même pas rentable de le faire. »
Mais ce savoir-faire est recherché, parfois dans des endroits inattendus. « Nous faisons partie d’Electronic Arts, et quand les développeurs de FIFA 17 ont décidé d’inclure un mode histoire dans leur jeu, ils sont venus frapper à notre porte, pour qu’on les aide. Ce sont des collaborations passionnantes. » Et puis, pour Fabrice Condominas, perfectionner toujours plus la narrativité dans un jeu, c’est lui offrir toujours plus d’épaisseur. « Notre objectif n’est pas de faire de Mass Effect une histoire réaliste, mais une histoire crédible. Ça passe par de nombreux éléments, comme notre collaboration avec la NASA, l’ESA et d’autres scientifiques pour développer l’univers en travaillant sur de vraies notions scientifiques. Mais la narration a un rôle énorme à côté de cela. »
À une époque où la conquête spatiale est plus que jamais dans les esprits des scientifiques dont les regards sont tournés vers le ciel, Mass Effect : Andromeda rappelle, à sa façon, que l’émotion est aussi une belle manière de se rapprocher un peu plus des étoiles, fussent-elles virtuelles.
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