Comment l’animation japonaise s’est-elle démocratisée en France depuis son arrivée compliquée à la fin des années 1970 ? Marie Pruvost-Delaspre, enseignante à la Sorbonne Nouvelle et spécialiste du sujet, revient, dans cette deuxième partie de notre interview, sur l’émergence du fansub, des offres de streaming légal et l’influence de l’animation japonaise sur la française.

Pour son édition 2017, Japan Expo, le festival français dédié à la culture populaire japonaise qui se tient du jeudi 6 au dimanche 9 juillet à Villepinte, célèbre les 100 ans de l’animation nippone.

À cette occasion, nous avons souhaité revenir sur l’histoire mouvementée de cette industrie culturelle dans l’Hexagone, de ses débuts télévisés, marqués par différentes polémiques, notamment dans le Club Dorothée, à sa démocratisation aujourd’hui, à l’heure du streaming légal.

Dans cette deuxième partie de l’interview, Marie Pruvost-Delaspre, docteur en étude cinématographique et enseignante à la Sorbonne nouvelle, qui a consacré à la japanimation un recueil de contributions (L’Animation japonaise en France : réception, diffusion, réappropriations, L’Harmattan, 2016), revient sur la transition vers le fansub, l’émergence d’une offre de streaming légale, et l’influence de l’animation japonaise sur la française.

Marie Pruvost-Delaspre

Marie Pruvost-Delaspre

Depuis les débuts du téléchargement sur Internet, on ne compte plus le nombre d’équipes de fansubs qui ont traduit de nombreuses séries. Pensez vous que cela a pu ouvrir l’animation à un nouveau public ?

Je pense que c’est un phénomène qui a été vraiment central, et c’est pour ça qu’aujourd’hui on voit des échanges assez violents entre des groupes de fansub et des acteurs commerciaux comme ADN ou Crunchyroll [les principales plateformes de streaming légal en France] parce que, clairement, pendant des années, les groupes de fansub ont été les seuls à jouer ce rôle d’intermédiaire.

Et ils l’ont joué de plusieurs manières. Effectivement, ils sous-titraient, ce qui est une manière de rendre accessible à un public qui était très largement non japonophone mais aussi, dans une grande mesure, pas anglophone, donc il n’avait accès à aucun autre support. Ils ont aussi fait un travail d’éditorialisation, puisqu’ils choisissaient les séries qu’ils voulaient traduire et donc, d’une certaines façon, dans la très vaste production japonaise — on parle quand même de centaines de séries par an —, ils en choisissaient certaines qui méritaient, à leurs yeux, d’être présentées au public français.

Ils ont eu un rôle absolument immense et ils ont aussi consolidé cette idée d’une communauté qui ne cherchait pas le profit mais simplement à partager son centre d’intérêt.

Dans le même temps, les séries semblent peu à peu s’effacer à la télévision…

C’est vrai que ça correspond aussi, de façon assez claire, à une période où ces productions disparaissent de la télévision. Pour une raison très simple : au milieu des années 90, une législation oblige les chaînes de TV à avoir 60 % de leur programmation qui est d’origine européenne.

Donc, automatiquement, une bonne partie de l’animation japonaise qui était programmée à la télévision française est remplacée par d’autres types de programmes, dont des français. C’est tout le moment de la transition d’AB Production vers la sitcom, qui est une manière pour eux de fabriquer des programmes français qui ne coûtent pas trop cher et rentrent dans le cadre des contraintes étatiques de ces quotas de diffusion.

Le fansub est vraiment venu remplacer — et s’est très longtemps présenté comme tel — le manque d’édition commerciale et le manque d’intérêt des chaines et des éditeurs pour ces productions.

Aujourd’hui, on est dans une situation un peu plus complexe, parce que les éditeurs sont un peu revenus, et qu’on trouve des conflits entre les différentes acteurs.

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Mais c’est bien cette désertion des grandes chaînes pour l’animation japonaise qui a, plus ou moins, crée le besoin de ce genre de communauté ?

L’apparition du fansub est tout autant dû à cet abandon des chaînes gratuites pour ce type de production qu’à une question historique et générationnelle.

Le jeune public de Dragon Ball commence à devenir adolescent/jeune adulte dans ces années-là, donc il poursuit un peu sa passion en s’intéressant à d’autres objets, en voulant aller chercher des choses qui sont un petit peu moins connues.

Il y a aussi une vraie quête de nouveauté et de diversité, qui est l’une des raisons pour lesquelles le fansub a connu autant de succès, puisqu’il a ouvert le public à une très grande variété de séries.

Comprenez vous qu’aujourd’hui, certaines équipes de fansub soient mécontentes de l’arrivée d’une forme légale d’accès à ces séries (ADN, CrunchyRoll, Netflix) ou est-ce contradictoire ?

Leur position est forcément contradictoire. Une bonne partie de mon expérience de spectateur de l’animation japonaise est passée par le fan sub et je sais à quel point c’est une médiation qui était d’une qualité émotionnelle énorme. Ce n’était pas forcément des traductions de très grande qualité — ça dépendait des équipes — mais tout ça était finalement inclus dans quelque chose de beaucoup plus large qui était l’impression de participer à une espèce de culture partagée par d’autres, de pouvoir commenter, que son avis soit pris en compte…

J’ai été très frappée quand les premières plateformes sont arrivées. Les premiers commentaires auxquels ont été confrontés ADN et Wakanim disaient :  « Vous êtes en train de nous priver de notre communauté et vous en train de nous prendre quelque chose qui nous appartenait ! »

Ce sentiment, je le comprends, il est très fort dans la culture populaire aujourd’hui, cette espèce de tension entre le sentiment qu’on est des communautés de spect-acteur, avec ce terme un peu bizarre qui traduit l’idée qu’on est partie prenante des émissions qu’on aime, des séries qu’on suit. Mais d’un autre côté on est confronté à des diffuseurs, à des acteurs commerciaux qui sont là pour faire du profit. On voit bien que Netflix n’hésite pas un instant à déprogrammer des séries quand elles ne remplissent pas certaines conditions.

Aucun des deux camps ne semble pouvoir remporter cet éternel débat.

Finalement, notre avis en tant que spectateur n’est peut-être pas aussi important qu’on aurait pu l’espérer. […] Il est normal que ça crée une frustration, parce que ce sont  vraiment des modes de consommation qui n’ont rien à voir. Et on sera probablement nostalgique très longtemps de ce moment, qui correspond à celui où, sur le web, on a pu croire qu’il existerait quelque chose comme une free-culture, une sorte d’idéalisme.

Mais je partage cette nostalgie, c’est un moment que j’ai adoré, sans toutefois non plus faire d’angélisme. On ne peut pas reprocher aux éditeurs commerciaux de s’intéresser à ces productions et de chercher à les présenter à leur public, c’est aussi comme ça qu’on a pu les découvrir.

Après, je suis pas médiatrice entre les deux parties, c’est un débat qui m’intéresse énormément, mais il n’a pas de résolution possible, car il s’agit de deux choses irréconciliables.

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Je pense aussi que la position des acteurs commerciaux, aujourd’hui, n’aide pas au dialogue. Quand on voit la manière qu’a parfois ADN de répondre aux groupes de fansub, ça peut parfois un petit peu envenimer le débat.

Le modèle du steaming est-il encore à trouver ?

Il y a une vraie question de modèle, c’est sûr. Finalement ADN, Crunchyroll, Wakanim, ce sont des plateformes qui sont spécialisées, donc elles font venir à elles des gens qui sont déjà un peu plus captifs, qui s’intéressent déjà à ses productions.

Peut-être qu’une des perspectives et de faire revenir l’animation japonaise dans un contexte plus large et plus global. Être présent sur Netflix est, je pense, une bonne chose, parce que d’une certaine manière le service l’engobe dans la production mondiale et il nen fait pas juste une niche. Parce que ce qui guette l’animation japonaise en ce moment, c’est de devenir une espèce de produit pour public de niche, et c’est sûrement une des meilleures manières de la faire disparaitre à terme, parce que ça va devenir impossible de la financer pour un public aussi limité.

Et ça permet aussi, me semble-t-il, de sortir de l’ornière du DVD. L’animation japonaise est très centrée sur le modèle de l’achat de support matériel, en particulier au Japon où le DVD est très important et commence seulement à connaître en crises plus de 10 à 15 ans après l’Europe et les États-Unis. Il me semble que le DVD n’est pas un modèle qui va pouvoir durer encore très très longtemps, donc il faut absolument qu’il trouve une autre manière d’être présent.

Les chaînes de télévision n’ont-elles pas un rôle à jouer ?

Il y a un texte de Marco Pellitteri dans l’ouvrage : il explique que l’animation japonaise doit revenir sur des médiums de diffusion grand public pour se reconstituer un nouveau public.

Parce que c’est bien joli d’avoir touché la génération des enfants des années 80, mais ce n’est pas le seul public auquel ils veulent s’adresser, et parce qu’à terme, il faut pouvoir reconstituer son public de génération en génération.

C’est vrai que Netflix peut être une solution pour ça, de même que l’achat par des chaînes gratuites serait une très bonne chose. Le fait que Yo-kai Watch soit sur Gulli est par exemple plutôt un bon signe par rapport à d’autres séries qui ont été reportées sur des chaînes payantes.

Il me semble que c’est One Piece qui passe sur Game One, qui n’est pas une chaîne très chère, mais qui fait partie d’un bouquet payant et qui est pas accessible à la totalité du public.

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L’arrivée de la japanimation a-t-elle eu une influence sur l’animation française ?

Oui, je pense qu’on peut le dire sans aucun problème. Elle a eu deux types d’influences d’ailleurs : clairement une influence esthétique, quand on voit le nombre de réalisateurs qui aujourd’hui se revendiquent de réalisateurs japonais.

Ça va de Benjamin Renner, que j’avais interviewé à la sortie d’Ernest et Celestine et qui m’avait dit que Takahata était une référence incontournable jusqu’à une jeune réalisatrice des Goblin, Lucrèce Andreae, qui vient d’être primée avec son court métrage Pépé le Morse et qui expliquait que Miyazaki était une référence absolue dans la représentation de la nature et qu’elle s’en était beaucoup inspirée.

Ça c’est la partie d’influence sur les créateurs, qu’on voit aussi dans les écoles d’animatio  d’ailleurs. On voit que tout ces codes ont été complètement intégrés : il y a une vraie filiation, je pense aux productions Ankama notamment, Dofus/Wakfu, qui revendiquent cet héritage-là.

Mais il y a aussi eu une influence sur la production et la distribution, puisque l’animation japonaise a fait découvrir au marché français que le public était beaucoup plus vaste qu’elle ne le pensait.

Didier Bonnaire disait que, finalement, les films de Sylvain Chaumet n’auraient pas pu exister si Princesse Mononoké n’avait pas été distribué en France, parce que tout à coup, le fait d’avoir ce film sur les écrans français et de voir qu’il y a un public pour ce type de film, a permis de faire faire des films d’animation pour adolescent/jeune adulte, quelle que soit la façon dont on le nomme.

Vu leurs influences réciproques, on pourrait imaginer de futures collaboration entre animation française et japonaise ?  Je pense à Lastman et Mutafukaz, qui pourraient ramener le public adulte en salles.

À mon sens, il existe une opportunité pour ces deux pays de collaborer, en particulier parce qu’ils ont tous les deux cherché des solutions pour rester du côté de l’animation 2D, ce qui n’est évidemment pas le cas de beaucoup d’autres pays qui sont complètement passés du côté de la 3D. Il y a beaucoup de liens déjà qui existent, il y a des soutiens mutuels assez importants : Masaaki Yuasa a sorti un court-métrage qui a été financé en grande partie par Kickstarter et le projet a été énormément relayé en France.

Il y a aussi beaucoup de Français qui travaillent au Japon, vous connaissez peut-être l’initiative Furansujin Connection, un groupe créé par les Français qui travaillent dans l’animation au Japon. Il vise non seulement à promouvoir mais aussi à expliquer ce que c’est de travailler dans l’animation au Japon et de faire venir d’autres compatriotes pour faire grandir ces collaborations. Il y a  euquelques tentatives de coproduction, ça reste encore difficile mais ça se fait progressivement. La Tortue Rouge a été co-réalisé entre la France, La Belgique et le Japon avec le studio Ghibli.

Dernière question, un peu plus personnelle : quels films ou séries recommanderiez-vous en priorité ?

J’ai été complètement sous le charme de L’Attaque des Titans, après avoir mis du temps à m’y mettre et rechigné devant l’immense succès que rencontrait la série. Je dois dire que le succès est assez mérité.

Je suis aussi très curieuse — mais ça peut pas être une recommandation puisque je ne l’ai pas encore vu — de la série Little Witch Academia sur Netflix, qui, si elle est de la qualité des deux OAV qui avaient été produits précédemment, s’annonce comme une série particulièrement intéressante.

Après, je resterais à mes premières amours avec les deux séries qui m’ont le plus marqué ces derniers temps Space Dandy, de Shin’ichir? Watanabe. Elle renoue totalement avec ce qui a fait le génie de Watanabe dans les années 90 : une espèce de science du mouvement, de récit complètement disloqué, je trouve ça assez brillant.

Et Kill la Kill, de Hiroyuki Imaishi, qui revient aussi à cette espèce de folie de Gurren Lagann et des grandes séries surréalistes des années 2000. C’est peut-être un plaisir un peu nostalgique de ma part de retrouver ce pont très particulier de Fooly Cooly du début des années 2000.

En film, il y a Le Garçon et la Bête, c’est un bon retour justement aux premières amours de Hosoda, avec son espèce de réinterprétation des codes du shônen, j’ai trouvé ça assez beau comme version d’une histoire qui reste assez classique.

Enfin, j’ai bien aimé Your Name et je n’étais visiblement pas la seule… C’est un récit qui a justement cette espèce de qualité, comme un patchwork qui fait le lien entre de multiples éléments, de genres et de manières de faire de l’animation japonaise.

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