Après le Math Rock l’année dernière, me revoilà à vous faire la leçon sur une technique de pop culture qui mêle image, sons, musique et rythme. Tout récemment, nous avons en effet été rappelés au souvenir du jeu flash Line Rider, dans une vidéo qui nous procure un petit quelque chose sur l’air de In The Hall Of The Mountain King, sans qu’on sache trop pourquoi. On y vient.
Revenons d’abord un peu en arrière. Cet été, à l’instar de quelques millions de gens, vous êtes sans doute allé voir Baby Driver au cinéma. Peut-être que le long-métrage a charmé l’amateur de film de casse qui est en vous ou que vous avez tout simplement retenu ces excellentes scènes de poursuite savamment montées.
Mais il y a une chose que vous avez probablement remarqué — c’est un peu tout l’angle du film — dans cette manière de monter et de présenter les choses : de nombreux plans, sons et images sont calés avec la musique. La scène d’intro est assez explicite sur ce sujet, et on pourrait croire que c’est un effet d’annonce, mais que nenni : une très grande majorité du film se déroule comme ça. Diégétiquement, ça colle avec le Baby éponyme qui ne vit qu’au prisme de ce qu’il entend avec ses écouteurs, un comportement exprimé dans le film.
Mais pour nous, c’est diégétique et extradiégétique. Cela dépasse parfois l’univers et la conscience du film pour se montrer dans des choses que les personnages ne peuvent pas comprendre car, après tout, ce sont des personnages : le montage, par exemple.
En rythme avec la musique
Le film est comme une grosse playlist où tout le monde bouge, court, agit en rythme avec la musique. Kevin Spacey compte et place ses biftons en rythme sur Egyptian Reggae. Tous les coups de feu d’une scène de bagarre sont calés avec les temps forts d’Hocus Pocus. Jusqu’à un climax qui fait mal au ventre, une scène de panique grandissante colle parfaitement avec Intermission de Blur, etc. C’est très poseur mais ça fait son petit effet. Au pire, on voit qu’il y a quelque chose sans mettre le doigt dessus, au mieux on anticipe de futures mises en pratique.
Le site spécialisé Film School Rejects rappelle que Baby Driver n’a pas tout inventé dans ce domaine, et recommande de regarder Hudson Hawk, gentleman et cambrioleur (1991), avec Bruce Willis. Dans ce film aussi, les personnages choisissent une chanson à la longueur idéale pour commettre un braquage. Mais ici, nous sommes en 1981 : les iPod, les cols roulés et les conférences Ted sont encore loin. Les personnages chantent simplement en bossant.
Le monteur de Baby Driver, Paul Machliss, a expliqué à Studiodaily l’importance du timing dans ce genre de travail. On vous recommande aisément de vous plonger dans cette interview, qui met en lumière le processus créatif et technique derrière cet incroyable travail de synchronisation, ainsi que le souci du détail qui a mené au résultat : un long-métrage au service d’une playlist gravée dans le marbre depuis le début de la décennie. « Toute la musique était jouée en permanence sur les lieux du tournage » explique-t-il. « Il fallait que les acteurs, les cascadeurs, qu’Edgar [Wright, le réalisateur] soient tous sur la même page musicale et rythmique. »
Des actions musicales exactement synchrones à l’action
Et si cela rentre bien dans le travail d’un auteur comme Edgar Wright, qui trouve toujours une licence artistique à appliquer à ses oeuvres et contribue toujours plus à resserrer les liens entre montage et genre d’un film, la pratique se résume en un simple mot : le mickeymousing. Et oui, il y a bien un rapport direct avec la célèbre souris de Walt Disney.
La définition est simple puisqu’elle désigne la musique d’une oeuvre de fiction présente pour ponctuer l’action. Au sens le plus pratique et concret du terme. C’est tangible et sans règle canonique : un pas égale une note de piano. L’essentiel, c’est que le tout soit « physique ». Un héritage direct du début de siècle, de la comédie et des cartoons.
Michel Chion, pape de la musique concrète, théorise la chose dans son ouvrage Le son au cinéma, sorti en 1985 : « [C’est] un procédé qui consiste à accompagner les actions et les mouvements survenant dans les images du film par des figures et des actions musicales exactement synchrones, qui peuvent en réaliser en même temps le bruitage, stylisé et transposé, en notes musicales ».
N’importe quel vieux dessin animé Disney en est un bon exemple. Dans la famille « vous l’avez sûrement déjà vu », voici La Remorque de Mickey, diffusé en 1938. Une fois qu’on se concentre avec cet angle en tête, ça devient limpide : tout le dessin animé est construit comme ça !
https://www.youtube.com/watch?v=hI2MAdT80BM
Cocteau fustige « la plus vulgaire des techniques cinématographiques »
On peut remonter encore plus loin avec le célèbre Steamboat Willie (1928), accompagné musicalement par Carl Stalling, où chaque pas est doublé d’un accord. Tous les dessins animés Merry Melodies sont du même tonneau, ainsi qu’une foultitude de Tom et Jerry’s et autres VHS de votre enfance. Héritage de la comédie slapstick (du genre où l’on glisse sur des peaux de banane, où l’on se blesse par humour et où le rire primal est plus important)
Ce n’est pas qu’un procédé comique, c’est une sorte d’art total, une synesthésie qui ne dit pas son nom, qui tient le téléspectateur en éveil et, loin de seulement retenir son attention, l’immerge. Comme beaucoup de mécanismes rigolos et de ce qui apparaît à l’époque comme une sous-culture, le terme est à l’origine péjoratif et moqueur. D’abord pour pointer l’abus du procédé, mais aussi pour moquer un recours juvénile, peu adapté pour les adultes. Une emphase sans texte ? Rendez-vous compte.
Jean Cocteau lui même déclare que le procédé est « la plus vulgaire des techniques cinématographiques ». C’est aussi l’inverse du leitmotiv, qui attache une séquence bien musicale à un objet, un personnage voire un concept abstrait.
Un principe transmédiatique
C’est logique, un principe de synchronisation entre image et son est d’abord mis au service… du son, donc de la musique, et donc de certains clips. C’est là que quelques variations amusantes et toutes très oulipiennes vont vous remonter en tête : on peut citer le Star Guitar des Chemical Brothers — les éléments du décor sont dictés par la musique, un élément précis par son ou piste — ou Needing/Getting d’OK GO, cette fois avec un très gros twist.
En tant que mécanisme narratif, le mickeymousing est un procédé qui se trouve sur de nombreux mediums ne nécessitant pas d’interaction. Le dessin animé et ses possibilités illimitées sont un bon exemple. Alors que l’on pourrait penser que Fantasia en est un excellent exemple, c’est en fait l’inverse : l’animation est calée sur la musique classique. Idem pour les séries. Le fameux Hush de Buffy, les vieux Batman des années 60 ou, plus clairement, l’intro du deuxième épisode de Scrubs font clairement joujou avec le principe.
En matière de jeu vidéo, on ne peut faire plus japonais que Chibi-Robo !, miraculeusement traduit et sorti chez nous en 2006, sur Gamecube, qui en tire une application concrète. Le contrat est rempli : des petits effets sonores par action, par personnage, votre protagoniste qui fait des petites notes de cartoon au hasard quand il marche, une petite musique par action… tout est mickeymousé. Le résultat change même selon le type de surface : accordéon sur la moquette, glockenspiel pour le carrelage… ça semble énervant ? Ça ne l’est pas.
Et bon nombre de jeux de genre différents y consacrent des séquences entières. Pensez aux niveaux musicaux de Rayman Legends où chaque mouvement à faire, bien timé, est une note de Eye Of The Tiger ou Black Betty… avec un jeu qui, subtilement, vous recale rythmiquement de temps en temps. Bien sûr, par définition, chaque jeu purement musical ou, par extension de rythme, est truffé de mickeymousing. Bit Trip, Patapon, la saga Guitar Hero et Rock Band… Banjo-Kazooie, dans son hub, adopte aussi cette logique à échelle environnementale, le même thème musical est réapproprié à la sauce du niveau proche.
Jusqu’au spectre des AMV
Ici, on a du Mickeymousing qui ne dit pas son nom. C’est un peu plus philosophique, mais ce batteur accompagne des mots, leur donne une sonorité supplémentaire, un extrait de Rick & Morty anodin devient une petite musique avec ses accélérations et ses moments de bravoure. Tant qu’à évoquer les réappropriations de fans, connaissez-vous les AMV ? Les clips des otakus créatifs, les Anime Music Video appliquant proverbialement la formule « je prends un extrait de Naruto et je lui met du Linkin Park dessus avec Windows Movie Maker » n’est que la partie basique d’un spectre qui prend des images, des sons, et mixe le tout pour un résultat parfois au sommet.
Et, pour plus d’effet, on prendra soin de caler rythmiquement les images pour faire « coller » instinctivement la séquence. Comme le dit à moitié cet article de Slate, l’importance de l’impact qu’aura un morceau sur vous, c’est le contexte… mais n’est-ce pas avant tout la superposition avec les images et, a fortiori, la bonne superposition ? C’est aussi tout l’enjeu d’un AMV, et ça peut prendre des proportions hypnotiques, comme la série des AMV HELLS. Ce concept américain est notre zapping à nous, une vidéo d’une heure et demie où l’on enchaîne des mini-clips qui ne dépassent jamais 30 secondes, où l’on doit toujours saisir une blague, un rapport, un lien à faire.
Comme capsule temporelle musicale et de japanime, c’est du tonnerre, et votre serviteur a lancé l’équivalent français en 2010, pour l’instant décliné en trois films. Jetez-y un coup d’oeil, et c’est garanti, l’amour du bon cut et les hasards joyeux du montage vous feront instantanément aimer Kesha, Interpol ou les derniers des tubes pop américains. Voilà de quoi apprécier encore plus ce genre de procédé, et comprendre la nostalgie et l’efficacité héritée des premiers cartoons. Bonne écoute !
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