En seulement deux ans et quatre albums, Undertaker a su s’imposer dans le paysage BD comme un western de référence, grâce à ses personnages emblématiques, son découpage et son ambiance soignés, et sa manière de se réapproprier les codes du genre pour mieux les détourner.
Xavier Dorison, scénariste, Ralph Meyer, dessinateur, et Caroline Delabie, coloriste, y racontent le périple, au lendemain de la guerre de Sécession, de Jonas Crow, un croque-mort au passé mystérieux, dont les missions funéraires tournent souvent au pire… pour le plus grand désespoir de ses deux acolytes d’infortune, la gouvernante anglaise Rose Prairie et la domestique chinoise Lin.
À l’occasion de la sortie du quatrième tome, L’ombre d’Hippocrate (Dargaud), nous avons rencontré le trio d’artistes derrière Undertaker. Ils reviennent sur l’évolution de la série, l’importance de détourner certains codes du western, ou encore sur leur travail de conception des personnages.
Ralph, on vous doit l’idée de la profession du héros, Jonas Crow. Aviez-vous à l’esprit un croque-mort de fiction célèbre ?
Ralph Meyer : Je n’avais pas de référence précise, le croque-mort est simplement un personnage présent dans un nombre incalculable de westerns, que ce soit au cinéma ou en bande dessinée.
C’est une figure très intéressante, qui nous permettait d’avoir un regard un peu décalé sur le genre. C’est parti de cette envie-là, et Xavier a beaucoup travaillé pour transformer ce qui n’était qu’une idée sympa en un concept solide de série.
N’est-ce pas pas un peu risqué de réaliser un western à notre époque, en BD comme au cinéma ? Hollywood semble vouloir relancer le genre régulièrement sans grand succès…
Ralph Meyer : C’est vraiment un genre phénix, le western renaît de ses cendres régulièrement par le biais d’un film ou d’une bande dessinée qui renouvelle un peu le genre ! On l’a vu à l’époque avec Danse avec les loups, qui a été un formidable succès au moment où le western était complètement moribond. C’est pareil pour Impitoyable [le film de Clint Eastwood sorti en 1992].
À partir du moment où on propose quelque chose de qualité, qui est un peu nouveau pour le genre, le public est tout à fait partant.
D’où vient la manie de Jonas consistant à inventer des passages de la Bible pour les tourner à sa manière (comme « Dieu a dit: ‘Tu éviteras de faire chier un type qui braque un calibre 44 sur toi’ ») ?
Xavier Dorison : De mémoire, je crois avoir vu un personnage secondaire, dans un western de [l’auteur] Cormac McCarty, faire ça à un moment donné… mais ce que je vous dis est peut-être faux !
En tout cas, ça m’a beaucoup amusé parce que c’est un moyen de présenter comme une vérité indiscutable des faits qui ne le sont pas forcément. Je trouve que ça met bien en valeur le côté iconoclaste et ironique de Jonas, ça nous a amusé tous les trois et on a gardé ça comme moyen de retrouvailles avec le héros, grâce à ses fausses citations de la Bible.
Xavier, vous expliquez à vos étudiants que vos personnages doivent avoir des défauts pour qu’on les apprécie. Lesquels vous paraissent les plus flagrants chez vos trois personnages ?
Xavier Dorison : Ils ont tous des défauts évidents ! Lin a ce côté hyper premier degré, très cash, on ne peut pas dire que ce soit une diplomate… Rose est très attentive à la présentation. Quand on la découvre pour la première fois, elle essaie de régler la position des couteaux et des fourchettes sur une table… il y a un petit trouble obsessionnel compulsif, là, non ?
Quant à Jonas, alors là… Il fume, il est ivrogne, menteur, parfois maladroit, de mauvaise foi absolue… Et même sale, comme Rose lui dit une fois ! (rires) On pourrait continuer longtemps.
Par certains aspects, Jonas peut faire penser à un personnage de Quentin Tarantino, mais sa moralité l’en préserve. Vous jugiez nécessaire d’ériger cette barrière dès le début d’Undertaker?
Xavier Dorison : Oui. La grande différence avec Tarantino tient à l’approche de ses scénarios — que j’adore — : c’est celle d’un « sale gosse ». Il aime bien cette forme de provocation gratuite, les personnages qui sont vraiment des salauds, pas seulement dans l’image qu’ils dégagent mais au fond d’eux-mêmes.
C’est peut-être une forme de naïveté de ma part, mais j’aime faire des histoires où, derrière les personnages et leurs défauts, on trouve quelque chose de profondément optimiste et d’humain. Dès le départ, on était tous les trois d’accord sur le fait de créer un personnage qui a du cœur.
Caroline, vous êtes créditée en couverture des albums en tant que coloriste, ce qui est assez rare en BD, où ce métier reste souvent dans l’ombre…
Caroline Delabie : Je pense que les choses sont en train de changer. J’ai vu dernièrement de nombreuses couvertures où les coloristes sont crédités et c’est une très bonne chose.
Xavier Dorison : Prenez un même album, l’un en noir et blanc et bien mis en couleurs, et l’autre non mis en couleurs, et vous allez voir la différence… […] De la même manière, au cinéma, si vous remplacez le chef opérateur d’un film, le film ne sera plus du tout le même !
Caroline Delabie : Effectivement, remplacer le directeur de la photographie change entièrement la donne. La couleur modifie totalement un album, notamment en terme d’ambiance.
La colorisation est-elle aussi un moyen subtil de détourner les codes du western, dans le prolongement du dessin et de l’intrigue ?
Caroline Delabie : J’espère que le travail est suffisamment subtil pour renforcer ce message sans que le lecteur le sente !
La couleur participe très fort à la narration, à l’instar de ce que Ralph au moment du découpage, il faut que ce soit fait subtilement pour qu’on ne le voit pas, et ça nécessite une grande vigilance.
Certains éléments (décors, personnages…) sont-ils particulièrement durs à coloriser ? Et à l’inverse, lesquels sont les plus simples ?
Caroline Delabie : Ce n’est pas une question d’éléments : comme tous les coloristes et toutes les coloristes, je suis plus à l’aise avec certaines gammes de couleur plutôt que d’autres. La différence se joue plus à ce niveau-là.
Les gammes de couleur avec lesquelles je suis le moins à l’aise m’obligent parfois à retravailler plusieurs fois sur les pages pour arriver au résultat que j’ai en tête. A contrario, ça va très vite sur celles où je suis à l’aise.
Depuis le premier tome, la romance attendue entre Rose et Jonas semble susceptible de se produire à tout moment sans forcément se concrétiser : c’est un autre moyen de briser les codes du genre ?
Xavier Dorison : De manière générale, ce qui est intéressant dans les histoires d’amour, ce n’est pas le moment où les personnages sont en couple, couchent ensemble puis vont faire de la barque sur un lac au soleil couchant.
Ce qui est intéressant, c’est ce qui empêche l’histoire d’amour, ce qui fait que les deux sont attirés par l’autre mais que leur romance est impossible. Les raisons de ce blocage sont nombreuses pour Jonas et Rose.
Le plus intéressant, dans les histoires d’amour, c’est ce qui les empêche
Imaginons que demain Jonas et Rose sont ensemble, qu’il n’est plus recherché et qu’ils ont des enfants très gentils. Lui est un peu moins violent, elle est un peu moins « Anglaise », tout se passe bien, les enfants vont à l’école, Jonas est fermier, ils payent leurs impôts… vous ne vous ennuyez pas un peu là ? Il ne faut surtout pas faire ça !
Ralph Meyer : C’est un album de 4 pages ça, au moins ! (rires)
Comment avez-vous conçu le personnage de l’ogre de Sutter Camp, particulièrement glaçant ?
Ralph Meyer : Par rapport à ce que proposait Xavier à la base, on a rapidement décidé d’aller vers un personnage qui semblait bonhomme et sympathique. C’était vraiment très important d’avoir cette notion de contraste par rapport à ses actes [monstrueux].
Quand on en a discuté, l’acteur Bud Spencer est venu assez vite sur la table comme référence, parce qu’il a cette apparence de colosse, de montagne, et en même temps l’air sympathique, plutôt protecteur.
De la même manière, le passé de Jonas reste évoqué en filigrane dans la série, avec un seul flashback sur le sujet. Comptez-vous le dévoiler à l’avenir ?
Ralph Meyer : Oui, à terme, il faudra distiller des informations sur son passé. Le prochain cycle, notamment, révèlera plusieurs éléments, non pas sur la guerre de Sécession mais sur la jeunesse de Jonas, la ville et le milieu d’où il vient…
On s’est aussi dit tous les trois qu’on fera peut-être, un jour, un épisode traitant vraiment de ce qui s’est passé à Skullhill [un événement marquant du passé de Jonas], juste après la fin de la guerre de Sécession, précisément au lendemain de la fin officielle de la guerre. On y consacrera probablement un épisode entier, mais il n’y a pas urgence !
Vous sentez un grand intérêt des lecteurs pour son passé ou la plupart vous semblent focalisés sur le présent du personnage ?
Ralph Meyer : Oui, j’ai l’impression qu’il va vraiment falloir lâcher un peu plus d’infos car ils veulent savoir ! Mais ça m’arrange qu’ils aient envie, comme ça ils achètent ! (rires)
Les deux dernières questions révèlent la fin du tome 4, nous vous déconseillons donc de les lire si vous n’avez pas fini l’album L’ombre d’Hippocrate.
À la fin du tome 4, Jonas se retrouve seul, abandonné par ses deux acolytes. Vous aviez prévu ce rebondissement de longue date ?
Xavier Dorison : C’était forcément prévu depuis longtemps. On voulait un final surprenant sans qu’il sorte de nulle part non plus, pour qu’il reste cohérent.
Ralph Meyer : Deux choses nous intéressaient particulièrement. Concernant Lin, d’abord, cette idée d’une domestique chinoise qui, fascinée par ses maîtres blancs, va rester avec eux et mettre de côté sa vie personnelle… c’est absurde. Elle a aussi une vie et autre chose à faire. C’est respecter un minimum ce type de personnage que de lui accorder ça [son retour en Chine pour retrouver son fils].
Quant à Rose, ce n’est pas Jonas qui lui dit qu’il est un danger pour elle : elle le réalise et le dit elle-même, c’est Rose qui est forte. Je trouvais ça intéressant qu’un personnage féminin prenne cette décision. Surtout dans le cadre d’une séparation… De mon expérience personnelle, humainement, les femmes ont plus de courage que les hommes.
En fait, on trouvait ça bien tous les trois que ce soit Rose qui dise « stop ». La fin ne visait pas juste à dire « Ha ha, on va vous faire un petit effet », on est tous les trois honnêtes quand on met ça en scène, on y croit.
C’est aussi une révolution annoncée pour la série, qui reposait jusque-là principalement sur les relations entre les trois personnages…
Ralph Meyer : Oui, absolument, ça veut dire qu’il va falloir trouver d’autres protagonistes secondaires, créer un nouveau groupe… C’est prévu !
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