À la Mostra, Mektoub, My love retiendra l’attention d’une critique française qui se dit déçue par une sélection faiblarde. Heureusement, Mektoub, le destin en arabe, est là. Face aux contes que sont Three Billboards et Shape of Water, le Canto Uno fait écrire à Libération : « Tout cela, c’était avant l’arrivée du film qui a su lever un cran au-dessus la toise du débat et de l’exigence cinématographique, jusque-là assez basse ».
Sur le lungomare Guglielmo Marconi, le mystère teinté de polémiques, qui précède les grandes œuvres de Kechiche, débute. La presse ne sait si le montage présenté sera définitif, on ignore encore si le film est bel et bien devenu deux film, on ne sait pas non plus si la rupture avec France Télé, annoncée à Cannes, a un quelconque effet sur la production… Le mystère s’éclaircit un peu avec l’arrivée en salles, le 21 mars, des 2h58 de Mektoub, My Love.
On disait Abdellatif Kechiche crucifié par les polémiques qui ont suivi l’un des plus grands films français de la décennie, La Vie d’Adèle. Il n’en est rien. Comme sauvé par l’éclat de son art, l’industrie a partiellement pardonné à Kechiche la douleur de l’accouchement.
Pour Mektoub, My Love, il bénéficiera finalement d’une liberté en demi-teinte soutenue à bout de bras par Pathé et les propres fonds du réalisateur. Kechiche ira jusqu’à vendre sa Palme d’Or pour finir un film qui l’aurait ruiné.
Après ce très long tournage, le réalisateur disposerait de la matière pour faire deux films — d’où le Canto Uno qui signe le titre. Abdellatif Kechiche promet dans une interview du dossier de presse : « Ce qui constituera le deuxième volet de Mektoub, My Love est déjà filmé et en grande partie monté ». Ainsi, à défaut d’Adèle Exarchopoulos, l’Antoine Doinel du Français sera Shaïn Boumédine dont Kechiche prévient qu’il veut le filmer jusqu’à ses 45 ans.
Shaïn forever
Amin, personnage principal du long-métrage, semble bien être à Kechiche ce que Doinel était à Truffaut. Le cinéaste dit de son interprète : « J’ai pensé au Frédéric Moreau de L’Éducation sentimentale, au Lucien des Illusions perdues, concédant, plus loin, j’ai eu envie de donner à cette histoire une dimension autobiographique »
Romantique, solaire, mais aussi plus docile qu’Exarchopoulos face à la caméra, Boumédine rayonne. Son sourire implacable est toujours équivoque, comme celui de ces soldats hilares devant leur mort lorsque le gaz les condamne à mourir dans un fou rire. Cet extrait d’un film russe coupant le film en deux accorde toute sa puissance métaphorique à l’indécrottable souriant, révélant, s’il le fallait, l’évidence de son importance aux yeux du cinéaste.
Amin n’est pas le Kechiche de Téchiné dans Les Innoncents, fantasmé pour sa colère, malgré les ressemblances. Plutôt, il semble être la réalisation de l’idéal du réalisateur, posant son regard sur les thèmes chers au cinéaste. Ainsi, Amin est tour à tour entouré de la vitalité de ses proches — Delinda Kechiche, sœur de, apparaît à l’écran –, empreint de concupiscence, puis baigné dans l’indéfinition de l’existant. Trois mouvements qui forment le personnage Amin (et par extension, le cinéma de Kechiche) aussi interdit que désirant.
Balayant toutes perspectives d’affrontement de classes, mais également de poursuite narrative, Mektoub, My Love, fait sien le projet de donner à voir ce qui est, sans raison propre, sans nécessité autre que le défi de représenter le réel.
« J’avais envie de retrouver une forme d’allégresse perdue »
À l’été 1994, Amin retrouve ses amis, ses proches, le temps d’un été. Scénariste en devenir, il semble partager son temps entre l’admiration de la vitalité des corps qui l’entourent, et un mutisme plus sombre qui le ramène à son rôle de voyant-désirant, de cinéaste en devenir. Allant de fille en filles le jeune homme ne fixe aucune règle à son jeu et ses jours s’étirent sous la seule injonction du plaisir. Solitaire dans la multitude, Amin est entouré de son cousin Tony, mythomane compulsif et faux joyeux, sa mère rayonnante, ses oncles, et sa pulpeuse amie d’enfance Ophélie, inaccessible objet d’un désir toujours renouvelé.
En somme, ce n’est ni l’affrontement (L’Esquive), ni le besoin de raconter (La Graine et le mulet) qui guident Kechiche, mais la saisie d’un invisible juvénile, sensuel et amoureux. Le réalisateur semble souligner de la sorte cette volonté : « J’avais envie de retrouver une forme d’allégresse perdue, d’être d’emblée dans cette liberté-là, celle des corps, de la lumière, de la musique, des mouvements, ceux des personnages et ceux du cadre, sans forcément vouloir accrocher le spectateur à une narration. »
Le cinéma existe encore
À ce titre, des motifs, que nous nommerons bientôt kechichiens, donnent au film une dimension de manifeste : fessiers suintants, plats de pâtes dégoulinants, scènes à hauteur de cul et baise ardente, quoique grotesque. Mais par-delà le Kechiche de nos habitudes, il apparaît un achèvement de son cinéma : comme hanté par la question de l’insignifiant, que la représentation fait naître comme objet d’art, l’auteur s’y consacre tout à fait. Il cherche le ton et la forme pour ne presque rien dire.
La passion déployée pour saisir la lumière, qui nécessitera l’essai de nombreuses caméras, d’objectifs fabriqués pour cette occasion, semble en être la conséquence logique. Cet attention au soleil, tantôt plombant, tantôt révélateur de beauté, a poussé le tournage à filmer une même scène à Sète, lieu du film, puis en Espagne, sans que la magie soit rompue.
À quelques jours de la projection presse de Mektoub My Love, des monteurs-cadreurs, rencontrés plutôt par hasard, confiaient quelques anecdotes sur le réalisateur dont Paris aime tant parler. Ils disaient qu’il fallait, pour ce film, compter plus de 22 monteurs dont le temps de travail aurait été happé par la tâche répétitive d’effacer sur les plans les 18 (sic) caméras toujours sur le plateau. L’anecdote enchante : Kechiche a placé l’insignifiant sous le feu de 18 optiques.
Le ton et la forme pour ne presque rien dire
Le ballet est visible à l’écran lorsque chacun des mouvements des objectifs suit les comédiens dansant, jouant, riant — produisant la vie. Baigné dans la musique, intradiégétique pour les musiques populaires, extradiégétique pour le classique, le montage ne respecte pas les rythmes musicaux mais celui des hanches, des pas, et parfois, du paysage. Mais d’abord, le corps, toujours le corps.
« Je me rends compte que cette oie existe, et dans le reflet de cette existence la mienne prend une acuité inédite. J’existe et c’est là que les difficultés commencent. Avant c’était plus calme », écrit François Bégaudeau dans son roman La Blessure, la vraie qui a librement inspiré Mektoub, My Love.
Ce passage évoque celui de la naissance de deux agneaux, filmée par le cinéaste, photographié par son personnage. Amin attendra des heures durant, appareil photo à la main, tout comme le réalisateur qui, avec son acteur, saisit au même moment, en un même lieu, la vie.
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