Après avoir marqué l’arrêt à Palo Alto, notre Caltrain file vers Mountain View. Nous sommes assis sur notre siège en haut, regardant les paysages par la vitre. On voit bien qu’on est dans une vallée, l’horizon barré par les montagnes de Santa Cruz et leurs 1 500 mètres d’altitude. Une contrôleuse est montée dans le train et demande les cartes de transport de tous les passagers. La nôtre ne passe pas. Gloups. La validation des titres de transport repose sur la confiance. Si l’on est obligé de passer des portiques à l’entrée et à la sortie du BART, le Bay Area Rapid Transit qui traverse San Francisco, les quais du Caltrain sont complètement ouverts : c’est à l’usager de passer sa carte sur les terminaux qui bipent sur le quai. Nous avons tagué à la sortie du BART à Millbrae, mais oublié de faire la correspondance.
« Désolé, je ne sais pas ce qui s’est passé, avec le décalage horaire ce n’est pas facile… » « Vous avez eu des problèmes avec votre carte ? » « Oui, elle n’a pas voulu être rechargée ce matin » « Pas grave, ça plante de temps en temps. Vous essayerez de taguer à la prochaine station pour voir si ça marche ». La contrôleuse part dans un autre wagon et nous laisse soulagés. Notre train met du temps à atteindre l’arrêt d’après. Beaucoup de temps. Quand il s’arrête enfin, nous sommes à… Santa Clara, soit quinze kilomètres plus loin dans la vallée. Nous aurions dû faire attention : ce Caltrain précis était un train express, ne s’arrêtant pas à toutes les stations. Ce n’est pas indiqué sur les panneaux d’affichage du quai, il faut avoir les horaires sous la main.
La vallée du silicium
Changement de plans. De la toute petite gare de Santa Clara, nous prenons un bus vers le nord, à travers les édifices beiges et dans les zones industrielles. Après un échangeur de voie rapide, nous descendons en face d’un grand ensemble de bureaux à l’allure bien classique, tout en verre et en reflets bleutés. Sur le toit, de minuscules éoliennes tournicotent. Nous contournons les barrières pour voitures et marchons sur le gazon devant le bâtiment, vers l’entrée. Juste devant, il y a du sable. Une employée est là avec son gamin qui joue par terre, à côté du grand logo bleu d’Intel.
La Silicon Valley se surnomme ainsi depuis le début des années 70. C’est indirectement grâce à la vieille entreprise Fairchild Semiconductors, fondée en 1957 et inventeuse du circuit intégré. Après des disputes de management dans les années 60, huit de ses ingénieurs surnommés les « Traitorous Eight » ont démissionné pour former plusieurs entreprises de semiconducteurs, les « Fairchildren ». Seules deux ont de l’importance aujourd’hui : Intel et AMD.
Sur le côté, près de l’entrée principale, se trouve le musée d’Intel. C’est une grande pièce agréable et toute bleue, alimentée par les caisses de l’entreprise. On y raconte entre autres comment on fabrique des microprocesseurs à partir de silicium. Un animateur gère un groupe d’enfants, dont l’un se déguise avec une mini-combinaison de chambre blanche. D’autres parties de l’exposition détaillent bien sûr l’histoire d’Intel, avec une dévotion presque religieuse à ses cofondateurs Robert Noyce et Gordon Moore.
Accolé au musée se trouve la boutique d’entreprise, où nous prenons entre autres une tasse estampillée « I love you Moore ». Le caissier : « Avez-vous un badge d’employé Intel ? » « Non. » « Qu’est-ce que vous avez pensé du musée ? » « Il est intéressant. C’est bien que les entreprises de la tech fassent des musées pour raconter leur histoire. » « C’est surtout qu’on est une vieille boîte. On peut se le permettre ». Vantard.
Le chemin de la montagne
C’est un autre jour que nous arrivons pour de bon à Mountain View. C’est une petite ville propre et vivante, dont les rues commerçantes s’animent de cafés. On ne dirait pas que l’équivalent d’un quart de la population active travaille chez Google.
Depuis la gare, nous marchons vers le nord (quasiment pas desservi en transports en commun, à l’image d’une bonne partie des États-Unis). À gauche, de belles résidences stylées et toutes neuves ; à droite, dans le lierre, ce qui fait figure de monument historique dans un pays où tout est récent : une bâtisse en torchis de l’entre-deux-guerre. « Torchis » se dit adobe en anglais. La plaque indique avec le plus grand sérieux « Adobe Building » — toute ressemblance avec un géant logiciel basé à San José n’étant que fortuite.
Plus loin, ce sont des quartiers résidentiels. Moins utopiques (ou dystopiques ?) qu’à Palo Alto, de jolies maisons raisonnables s’alignent avec leur gazon sobre. Deux cyclistes dévalent la rue. « Hoplàààà ! » s’exclament-ils en souriant alors qu’un écureuil, fraîchement descendu d’un arbre, sprinte entre leurs roues.
Plus loin encore, les arbres cèdent place à l’asphalte, jusqu’au pont que nous devons emprunter au-dessus de la Highway 101. Traverser à pied les entrées et sorties de la voie rapide s’avère vaguement hasardeux en l’absence de passage piéton. Les voitures se succèdent — ce sont les reines –, quelques-unes, plus élégantes que les 4×4 et autres SUV accrochent le regard – ce sont des Tesla. Le vent souffle le bruit des moteurs, le ciel est gris comme la route, et à travers le grillage sur les deux flancs du pont, on voit les panneaux « Cupertino – Santa Cruz » au-dessus d’une highway large comme un fleuve.
C’est à notre grande surprise que nous apercevons une voiture de sport orange fluo déambuler à la sortie du pont. On pense à Russ Hanneman, l’investisseur excentrique et affreusement mal famé de la série Silicon Valley. La ressemblance du véhicule est en tout cas stupéfiante.
Nous posons les pieds dans la zone de North Bayshore. Les arbres remplacent le goudron. À notre droite apparaît vite un grand bâtiment : le Computer History Museum, le plus grand musée d’informatique au monde. Une fois payé le ticket à prix californien (18 dollars), c’est parti pour trois à quatre heures dans une collection remarquable de calculateurs, tubes à vide, câbles et autres merveilles.
Le musée se focalise sur l’époque antérieure à l’ordinateur personnel, malgré de belles vitrines de machines Commodore et Atari. Un visiteur se plaint avec humour que « cette exposition n’a pas été mise à jour depuis au moins dix ans ». Des choses plus contemporaines sont néanmoins présentées : une salle annexe propose par exemple de s’asseoir au volant (inexistant) d’une voiture autonome Waymo, la filiale d’Alphabet.
Presque toute la North Bayshore appartient à Google
La cité des Android
Sortant du musée, nous arpentons les trottoirs boisés de la North Bayshore. Entre les bâtiments carrés ondulent des chemins à quatre voies, deux pour les vélos et deux pour les piétons. Des jardins s’esquissent de part et d’autre. Passe une bicyclette aux couleurs de Google, espèce qui pullule dans la North Bayshore, mais qui se garderait bien de s’aventurer au sud de la Highway 101, sous peine de se faire vandaliser par les habitants de Mountain View. Par-ci et par-là, des parasols et des chaises tétracolores. Un Android à taille humaine se cache parfois derrière une haie.
Presque toute la North Bayshore appartient à Google. Une enclave calme, aérée, peut-être pas belle en tant que telle, mais plaisante, presque dépourvue de commerces et d’activités en dehors de la firme. Les autochtones de Mountain View n’aiment généralement pas cet endroit. Les Googleurs contribuent peu à l’économie locale et déménagent vite. Certains ont à l’esprit les vieilles villes industrielles de l’East Bay, chacune étouffée par une entreprise unique. Ici, Google a même fait construire son propre aéroport, plus loin dans les marécages.
Nous arrivons à l’entrée est du Googleplex, le bâtiment principal. Un agent de sécurité gesticule. « Événement de sécurité, il faut que vous preniez l’autre escalier ». Cent mètres à l’ouest, nous montons les marches du complexe.
À l’intérieur de la cour règne une atmosphère de coolitude. Le Googleplex est pittoresque et accueillant. Pas de checkpoint de sécurité visible de l’extérieur : les employés rentrent et sortent par des portes en verre ici et là. Un terrain de beach volley se niche sous le regard d’un vrai-faux squelette de tyrannosaure taille réelle. De jeunes Googleurs fraîchement bizutés se promènent avec sur la tête de merveilleuses casquettes hélicoptère, estampillées « Noogle » et virevoltant aux quatre couleurs de l’entreprise. Certains, manquant peut-être de courage, ont préféré accrocher ladite casquette à leur sac à dos.
Nous croisons tranquillement des employés déguisés en crocodile.
Plusieurs touristes sont là, faisant photos et selfies. Les employés ne semblent absolument pas gênés. Nous continuons vers l’est du complexe, vers « l’événement » dont il était question. Aucune trace, ni visuelle ni auditive, ne nous suggère ce qu’il peut bien se passer. Il y a une statue Android Oreo avec un garde à côté. « Je peux faire une photo de la statue Oreo… ? » « En fait, il faut que vous continuiez à marcher. Sans vous arrêter. » Nous dévalons l’escalier que nous avions tenté de prendre dans l’autre sens à l’entrée, et déguerpissons.
En continuant dans le campus, nous passons un pont au-dessus d’un petit ruisseau qui coule timidement. Au moins, contrairement à celui de Stevens Creek qu’on a aperçu entre Mountain View et Sunnyvale, il n’est pas complètement asséché. Au tournant de la route se trouvent d’étranges cabanons et garages, comme à moitié à l’abandon. Appartiennent-ils à un particulier qui a refusé de céder le terrain ?
Un bout de marche plus loin, derrière deux bâtiments, se trouve la cour aux Android : un carré de sable où se dressent des statues kitsch représentant chaque version du système d’exploitation. Un panneau dit que « les photos sont encouragées ».
À côté, c’est le Google Merchandise Store. Ce n’est pas comme à la boutique d’Intel : ici, Google vise clairement les touristes. Au fond du magasin se trouve un vélo multicolore pour que l’on puisse se faire prendre en photo dessus, de préférence après avoir mis un hoodie corporate. Le choix est large et les prix sont vraiment bas, surtout pour la vallée, au point de nous faire presque oublier les mentions « ce produit contient des substances reconnues comme cancérigènes par l’État de Californie » apposées sur à peu près tous les objets contenant du plastique. Après tout, ce n’est pas pire que de faire ses courses sur AliExpress.
En sortant, une notification apparaît sur notre téléphone. Google Maps demande « de l’aide humaine » pour connaître des informations supplémentaires sur le Google Store. Un comble.
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