« Palo Alto! Palo Alto! We are approaching Palo Alto station. For Stanford University, please get off here. Our next stop after that will be Mountain View. »
Dans le Caltrain, le train qui descend la côte depuis San Francisco jusqu’au fond de la vallée, les arrêts sont toujours annoncés par la voix même du conducteur. Après avoir traversé le comté de San Mateo, nous venons de rentrer dans celui de Santa Clara, traditionnellement considéré comme synonyme de la « Silicon Valley » (la « vallée de Santa Clara », telle qu’elle est encore connue). La capitale démographique du comté de Santa Clara est San José, ville encore plus grande que San Francisco, située au cœur de la vallée même ; mais si la tech devait avoir une capitale spirituelle, ce serait sans doute Palo Alto, sur le bord ouest de la Baie.
L’université du paradis
Pour aller à Stanford, nous devons prendre un Uber. La navette gratuite Marguerite, qui fait la liaison entre la gare et l’université, ne fonctionne que l’après-midi en semaine. Stanford fait partie des zones « non incorporées » de la région : ce n’est pas une municipalité propre, mais elle ne se trouve pas non plus sur le terrain d’une autre municipalité. Un des plus grands campus des États-Unis, tout en teintes chaudes et en palmiers ; c’est par exemple là que deux thésards nommés Sergey Brin et Larry Page ont commencé à travailler sur ce qui allait devenir Google.
Pour manger, on nous indique la librairie du campus. À notre arrivée, manque de pot, une foule d’étudiants sort au son d’une alarme incendie — « ce n’est pas un exercice ! » crie un pompier alors qu’accourent des camions aux gyrophares allumés. Une demi-heure plus tard, le souci est réglé et tout le monde peut rentrer. À la cafétéria sur la mezzanine, nous trouvons un burrito au curry à 6 dollars, beaucoup plus abordable que les paninis à 10 dollars servis dehors. La « librairie » contient probablement plus de vêtements estampillés « Stanford » que de livres ; le choix de ces derniers est plus restreint que dans une petite librairie de quartier. Au premier sous-sol se tiennent des étagères de produits de première nécessité pour étudiants, allant de la brosse à cheveux au dentifrice.
Nous rattrapons la navette Marguerite pour rentrer à Palo Alto, puis continuons à pied. À peine nous sommes-nous enfoncés dans la ville que se pose sur nous l’œil des locaux de Palantir. La controversée startup de Peter Thiel, qui traite du big data dans l’ombre pour le compte des autorités, a pu être surnommée « Stanford Analytica » du fait de ses activités similaires à la tristement célèbre Cambridge Analytica. Le centre-ville, carré et calme, est ponctué de pancartes scandant « Eat. Shop. Drink. Think. ». Hommage légèrement dystopique, peut-être, au slogan « THINK » d’IBM, l’ancien titan de la tech dont les employés en uniforme chantaient des chansons à sa gloire.
Quelques rues plus loin, les commerces cèdent place au vert. De larges rues luxuriantes s’étendent, bercées par la lueur des feuillages. De part et d’autre, des maisons toutes plus adorables les unes que les autres, petites et magnifiques, avec chacune leur caractère. Sur chaque parvis débordent des jardins de plantes grasses et de fleurs, soigneusement arrangés entre de petits galets. On se croirait au paradis, ou peut-être dans le monde virtuel d’un épisode de Black Mirror tellement l’endroit semble irréel. C’est ici que vivent les très riches : n’importe laquelle de ces maisons pourrait bien être celle de Mark Zuckerberg, ou de tant d’autres hauts dirigeants de la Silicon Valley.
Palo Alto, c’est là où se trouvait le Xerox PARC (Palo Alto Research Center), au sein duquel les équipes de l’informaticien Alan Kay mettaient au point en 1973 le Xerox Alto, un bijou de prototype d’ordinateur personnel avec dix ans d’avance sur son temps. C’est aussi le lieu de naissance de Hewlett-Packard, en 1939 la première entreprise tech à s’être implantée dans la vallée. Le garage où a été créée la firme est aujourd’hui classé monument historique.
La forteresse Facebook
Nous quittons cette sérénité multimillionnaire pour retourner au centre-ville, où nous prenons le bus Dumbarton Express en direction des bureaux de Facebook. Plus nous avançons vers le nord, moins la ville ressemble à un jardin d’Éden. Assez vite, les maisons prennent un air lambda de suburb (la « banlieue » paisible américaine où vivent les familles). On pourrait imaginer y trouver la pas très luxueuse demeure d’Erlich Bachmann dans la série Silicon Valley, qui est censée se trouver ici à Palo Alto. Notre bus est pris dans un énorme embouteillage. Les transports publics n’ont pas de voie de circulation dédiée.
Le bus nous dépose près d’une route dans les faubourgs nord de Menlo Park, avec plus d’une heure de retard sur le planning. Le quartier s’appelle Belle Haven : c’est le plus pauvre d’une des villes les plus riches des États-Unis, séparée du reste de Menlo Park par la Highway 101. La raison est à trouver dans des décennies de politique de logement discriminatoire, qui retranchait derrière l’autoroute les familles latino les moins favorisées. En 2014, en plus de ses plans d’aide locaux, Facebook a même financé la construction d’un poste de police dans Belle Haven pour rassurer ses propres employés — alors même que la criminalité, sur le versant ouest de la Baie, est quasiment inexistante.
De loin, on aperçoit le luisant panneau au pouce levé, adossé aux arbres, portant l’adresse « 1 Hacker Way ».
Pour atteindre le quartier général de Facebook, il faut encore traverser à pied la Bayfront Expressway, voie rapide s’élançant via un pont vers l’East Bay. On ne compte pas le nombre de passages piétons à emprunter ni le temps d’attente à chacun d’entre eux, mais l’opération est plus fastidieuse que dangereuse. Le lieu est complètement excentré, coincé entre la route et les marécages de la baie. Lors du transfert des locaux de Facebook vers cet endroit en 2011, les employés s’étaient plaints de ce phénomène de suburban sprawl, un étalement des bâtiments sur des distances impossibles à parcourir à pied. Les précédents bureaux de la firme, au cœur de Palo Alto, se trouvaient à deux pas des commerces.
Avant d’être racheté par Facebook, le campus appartenait à l’entreprise Sun Microsystems. Tirant son nom de l’abréviation Stanford University Networks, Sun est née dans les années 80 en faisant des terminaux hardware son fond de commerce. La firme est devenue un des plus grands champions de l’open source. Après avoir nourri le langage Java, le système d’exploitation OpenSolaris, les logiciels OpenOffice et VirtualBox, ou encore la base de données MySQL, l’entreprise a été rachetée en 2010 par Oracle — un des groupes les plus redoutés de la Silicon Valley en raison, entre autres, de son animosité envers le librisme. À cause de son architecture carrée et austère, les employés de Sun surnommaient leur quartier général Sun Quentin — en référence à la localité de San Quentin, située dans le nord de la Baie et connue pour son centre pénitentiaire. Un comble pour un temple de l’open source.
En tout cas, l’endroit semble aujourd’hui autant conçu pour garder les employés à l’intérieur que pour maintenir les visiteurs à l’écart. Pas de centre de visiteurs accueillant ou de boutique d’entreprise, comme nous en verrons chez d’autres géants de la tech. Les contrôles de sécurité sont visibles de l’extérieur à chaque entrée du complexe, avec gardes en noir postés sous de petites tentes blanches. Seuls les parkings à vélo et les grappes de casques attachés sur des poteaux donnent un air cool à l’endroit, finalement sobre pour un géant si particulier. Nous sentons des regards posés sur nous, avant de trouver que la solution la plus efficace pour passer inaperçus est de faire comme tous les autres employés marchant dehors : regarder son téléphone.
C’est la fin de la journée de travail. Dehors, des employés se tiennent à la queue leu leu pour monter dans une grande flotte de bus noirs — les entreprises n’affichent plus leurs logos sur ces transports qui se faisaient caillasser. Les gens de la tech — dont beaucoup, jeunes, préfèrent vivre dans les grandes villes — affluent depuis Santa Cruz, à 70 kilomètres derrière la chaîne de montagnes, pour travailler dans leurs entreprises respectives. Même dans un des secteurs les plus flexibles sur les conditions de travail, dont les technologies mêmes permettent le travail à distance, le présentiel prime encore. Nous sommes quelques semaines après l’éclatement de l’affaire Cambridge Analytica, et on sent l’électricité dans l’air.
des employés à la queue leu leu pour monter dans une grande flotte de bus noirs
Après avoir fait le tour du campus, nous retraversons la Bayfront Expressway et retournons vers notre arrêt de bus. Le Dumbarton Express doit nous ramener au train. Cinq minutes après l’heure indiquée, un bus estampillé DB1 arrive ; nous validons notre carte de transport avant de demander « ce bus va bien à la gare de Palo Alto ? ». « Non, il faut prendre le DB tout court, ici c’est le DB1. Prenez ce ticket, dit la conductrice en nous donnant une grille perforée à l’heure et à la date actuelles, et montez dans le prochain ».
Notre vrai bus n’est donc pas venu ? Est-il en retard ? Nous attendons. Un bus élégant arrive avec une pancarte « Palo Alto — Caltrain ». « Vous allez bien à Palo Alto ? » « Non ». Étrange. Et pourquoi le conducteur est-il si irascible ? Nous attendons encore, avec l’envie de nous asseoir sur le bitume, car il n’y a pas d’abribus. Une jeune femme rejoint l’arrêt, tenant ce qui semble être une boîte de pâtisseries. Un autre bus « Palo Alto — Caltrain » arrive, « vous allez bien à Palo Alto ? » « C’est pas le bon bus, descendez ! » La jeune femme monte et sort un badge Facebook devant la conductrice.
Pendant les trois quarts d’heure d’attente pour notre petit bus moche, celui pour ceux qui n’ont pas de badge Facebook, nous repensons à la pancarte au pouce levé. Ce n’est qu’en revenant du campus qu’on peut voir que caché par les arbres, il y a quelque chose sur l’autre face. La rouille a fait son œuvre et la peinture est écornée, mais il semblerait que la présence de Facebook, aujourd’hui une des entreprises les plus centrales — et controversées — de la tech, n’ait pas complètement effacé ce qu’il y avait avant elle.
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