Pour qui passe une bonne partie de son existence à naviguer dans l’agora des Internets mémétiques, les deux dernières années n’ont pas été les plus sereines. Quelque part entre l’élection de Trump et celle de Macron, on s’est même demandés si le mème, que l’on avait toujours connu comme un outil de déconne sans conséquences, n’était pas réellement devenu une arme de l’extrême-droite.
Aux Etats-Unis, les légions trollesques de l’alt-right avaient vu l’incarnation humaine de Pepe The Frog s’installer sur la plus haute marche de la diplomatie mondiale en se persuadant que leurs mèmes y étaient pour quelque chose. Sur Reddit, la communauté trumpiste The_Donald, forte de ses 600 000 membres, avait profité de la stupéfaction générale pour devenir le nouveau shérif en ville. 4Chan, Twitter, Youtube… l’Internet social n’était alors que photomontages anti-Hillary, hurlements conspirationnistes et grenouilles vertes à houppettes blondes. L’alt-right jubilait et le faisait savoir bruyamment.
Et puis, rapidement, la relève s’est organisée. Ironiquement, la dank sphere de gauche s’est repliée sur Facebook, parangon du néolibéralisme tendance Silicon Valley, pour reprendre des forces. Depuis l’avènement de Trump, la galaxie des pages américaines de mèmes de gauche prospère sur ses terres, articulée autour des 400 000 shitposters du groupe Bernie Sanders’ Dank Memes Stash ou du million de likes de la page Sassy Socialist Memes.
En face, bien au chaud sur ses forums et ses imageboards, l’alt-right continue à rire des gauchistes et de leur nouveau QG, rebaptisé « Leftbook » – pour « Leftist Facebook ». La presse américaine, elle, préférera parler de « Weird Facebook », mais constate : en 2017, Marx et ses copains sont (re)devenus cools aux Etats-Unis.
L’apparition des mèmes de gauche en France
En France, l’hystérie présidentielle du printemps 2017 a vu l’extrême-droite investir les Internets français depuis ses repaire du « 18-25 » (le tristement célèbre forum de jeuxvideo.com, à l’origine d’opérations de harcèlement en ligne) et le Discord « La taverne des Patriotes », où l’on organise tranquillement des opérations de harcèlement en ligne de journalistes (depuis, la « Taverne » a fermé boutique et Webedia, qui héberge le « 18-25 », a décidé en novembre 2017 d’engager quelques modérateurs rémunérés).
Le nationalisme français fera même brièvement équipe avec l’alt-right pour concocter « The Great Liberation of France », une opération d’occupation du territoire mémétique censée assurer à Marine Le Pen le même destin qu’à Trump. Malgré l’échec de l’initiative, des deux côtés de l’Atlantique, l’extrême-droite ricane : « the left can’t meme » (« la gauche ne sait pas faire des mèmes »).
Malgré cela, le déclic met pourtant plus de temps à se produire. Il y a quelques mois encore, le taulier des mèmes Facebook hexagonaux, c’était le versaillais Henri De Lesquen, héraut du « racisme positif » et de la « réémigration », parti en croisade contre les « congoïdes » de France avec ses écuyers du Web royaliste (anciens community managers du forum 18-25, par ailleurs).
En face ? Le vide, ou presque. Et puis, il y a environ six mois, la communauté de dank mèmes français vit son Big Bang. Un essaim de pages apparaît, respectant peu ou prou la même formule que leurs homologues anglo-saxonnes: un intitulé à mi-chemin entre le sarcastique et l’absurde, la promotion d’idéologies de gauche radicale et le détournement ou la création de mèmes à des fins idéologiques.
Mèmes radicaux prolétarisés pour shitposting dépressif post- deleuzien
Aujourd’hui, le Leftbook hexagonal compte plusieurs dizaines de pages aux patronymes épicés, qui comptabilisent en moyenne mille à deux mille abonnés ; les plus confidentielles comptent quelques centaines de fans quand les plus fréquentées, comme Mèmes islamogauchistes, Mèmes autoréduits du Shlaguistan libre, Anarchipster ou le surprenant Front Prolétarien Mao-Guévariste Hoxhaiste de Sciences Po, rassemblent dix à trente mille membres. Toutes diffusent joyeusement une idéologie de gauche anticapitaliste et révolutionnaire. On y croise l’aréopage intellectuel de la gauche radicale — Marx, Proudhon, Trotsky, Bakounine, Deleuze, Foucault — , la façade parfois ravalée à coup de Photoshop ou décoré de polices de caractères tortueuses.
Certaines pages répondent à l’actualité nationale brûlante, d’autres évoluent dans une sorte d’humour graphique hors-sol, auto-référencé, parfois difficile à interpréter pour le non-initié. Toutes pourfendent la politique du gouvernement Macron, particulièrement sur les volets migratoire, économique et sécuritaire. Et manient avec aisance cet humour typique du shitposting, fait de sarcasme destructeur et d’auto-références. Suffisant, comme aux Etats-Unis, pour faire vivre l’idéal révolutionnaire de gauche en ligne, alors que la chienlit soixante-huitarde vient de fêter son demi-siècle? On est allés à la rencontre des responsables.
« Les mèmes sont un peu les lunettes d’Invasion Los Angeles »
Premier constat, le profil des shitposters est plutôt homogène : hommes et femmes de milieux urbains, généralement parisiens ou franciliens (avec quelques exceptions) âgés de 20 à 35 ans et souvent diplômés d’études supérieures. Tout comme le public, radicalement millennial. Du coté des Mèmes islamogauchistes, « le profil moyen est étudiant souvent dans des filières de sciences humaines, parfois prestigieuses (Sciences Po, Ecole de commerce, sciences sociales, etc…). Ce sont donc plutôt des petits bourgeois que des jeunes des classes populaires. Mais il y a de tout. »
Politiquement, certains admins disent se retrouver dans le terme « activiste » IRL et participent, plus ou moins régulièrement, à des actions traditionnelles, entre manifs et occupations. La plupart rejette toute affiliation aux partis politiques actuels et préfère s’identifier à la mouvance autonome ou au Black Bloc, piocher dans différents courants idéologiques très à gauche du spectre et mener des luttes plus locales.
Seul un petit écosystème de pages plus anciennes, créées aux alentours de 2013, est géré par des militants selon une structure collégiale : le Comité des mèmes trollétariens, le Goulag Autogéré et le Courant Anarchostalinien, géré par « 6,7 personnes » et né « d’un délire interne dans une section syndicale de SUD étudiant », qui réunit désormais 28 000 membres. Ils font figure de vieille garde et mèment « à l’ancienne ».
« Sur le Facebook francophone, on a été un peu dans les premiers à faire ça. Notre ton et nos références, on les retrouvait sur nos affiches syndicales avant de les retrouver sur Internet.(…) L’habitude de produire du matériel militant maniant l’ironie (à travers des banderoles, autocollants, badges…) font qu’on était plutôt bien armé à la base pour s’accoutumer aux codes des détournements et des mèmes», résume le Courant anarchostalinien.
Peu importe la génération, l’approche est la même : faire marrer leur public, si possible en l’interpellant. « Une bonne page de mème de gauche partage ce côté à la fois surréaliste et agressif. En se planquant derrière des degrés d’ironie et un humour parfois difficile à appréhender, on fait comprendre que l’idéologie dominante n’est pas tokay (sic) en la plaçant face à ses contradictions et ses aspects délétères », détaille l’une des deux « hémisphères » derrière la page A e s t h e t i c Sad Leftist Black Metal Vegan Tacos.
« Les mèmes ont agi un peu comme les lunettes dans Invasion Los Angeles de John Carpenter: une manière d’appréhender le monde tel qu’il existe et les mécanismes de défense idéologiques du capitalisme, et non comme on nous le donne à voir. Il permet aussi la diffusion de référence à des auteurs. Ces références rendent parfois le mème pas nécessairement compréhensible, et nécessite donc la curiosité de l’internaute pour qu’il aille comprendre la théorie qui se cache dessous . »
Plus prosaïquement,« faire des mèmes me permet aussi de me défouler et d’extérioriser certaines frustrations médiatiques », explique le créateur de la page Mèmes islamogauchistes. Selon lui, « on peut faire rire et faire réfléchir les gens sur des mèmes au même titre qu’un dessinateur le ferait avec des caricatures.»
Un entre-soi culturel et idéologique
Interrogés au sujet d’une éventuelle coordination des pages de mèmes françaises, à l’image des puissantes actions collectives menées par l’alt-right américaine, les admins admettent se contacter régulièrement, « par mèmes interposés, on s’envoie des dédicaces, il nous arrive de féliciter une autre page pour un mème qu’on a trouvé bon. » Certains discutent aussi sur Discord, et les Parisiens se rencontrent parfois IRL. Ils rejettent néanmoins le parallèle structurel avec les dévots de Pepe The Frog et partagent le même constat lucide : Facebook et sa « bulle de filtrage » algorithmique favorise un entre-soi idéologique, qui ne permet pas à cette culture mémétique de toucher le plus grand nombre.
« Il y a un monde entre les pages de mèmes politiques et les communautés internet. Les mèmes ont leurs propres codes. Il n’atteignent qu’une petite frange, souvent jeune, diplômée, très à l’aise avec les nouvelles technologies », analyse-t-on du côté des Mèmes islamogauchistes. « Le message mémétique est souvent destiné à une population qui en a déjà assimilé les codes à travers le lurking, la cooptation ou la discussion au sein de cercles affinitaires », confirme-t-on du côté de Nietzschean CRSposting for Depressed Blackblockers Wearing Hemp Turtlenecks, qui réunit « une communauté majoritairement transpédé de jeunes gauchistes dysphoriques » (sic).
Conclusion sans appel d’un des administrateurs: « On crée un univers référentiel et un langage dans lequel pourront se reconnaître des gens, mais je ne suis pas sur qu’on soit réellement un outil de diffusion efficace. Je ne pense pas qu’on déclenchera une révolution en bidouillant des images sur Paint pour pallier le fait que ce monde nous donne une irrémédiable envie de crever. »
Moins de militantisme, plus de LOL
Impossible aussi d’imaginer les mèmes de gauche français porter un candidat au pouvoir, comme on l’a cru au sujet de Trump. Pour ces shitposters de gauche, le concept de « militantisme en ligne », à gauche comme à droite, est au mieux surévalué, au pire artificiel. « Je ne crois pas vraiment au « militantisme par internet ». (…) les marges d’action sur internet sont très limitées. Ça peut servir pour diffuser de la contre-information, faire de la propagande ou des mèmes rigolos. Mais je pense qu’il faut pas se leurrer sur la capacité à s’organiser sur les réseaux sociaux par exemple. Pour nous, rien ne remplace le fait d’agir et se rencontrer IRL », tranche « Jane Doe », qui gère la page Mèmes anarchistes pour que les beaux jours finissent.
Si la dank sphere de gauche française n’est donc pas prête à faire trembler la Macronie sur ses bases, elle remplit pourtant une variété de rôles, notamment celui de safe space (un endroit où les minorités peuvent se sentir en sécurité) pour jeunes sympathisants de gauche radicale. Et s’impose avec fierté comme une vraie force d’opposition à l’extrême-droite sur le terrain numérique.
La « culture rouge »
« Force est de constater qu’on s’inscrit, avec d’autres, dans l’affirmation d’une ‘culture rouge’ sur le Net. Au niveau du Net français, l’espace est clairement dominé par la fachosphère », constate le Courant anarchostalinien. Mais les choses changent et « la tendance des mèmes gauchistes, anars et/ou radicaux s’étend et tend à contrer la tentative de main basse de l’extrême droite dans ce domaine », m’explique Jane Doe.
En 2018, la gauche radicale et l’extrême-droite occuperaient désormais chacune leur friche du Web, sagement cloisonnées. « Sur le terrain des blogs, sites d’informations militants ou des vidéos, l’extrême droite est hégémonique. Mais sur celui de la propagande « mémétique » en revanche, les choses sont plus disputées et tournent à notre avantage.» Un terrain de lutte plus confortable que la rue, après trois ans de politiques sécuritaires et un rétrécissement de la liberté de manifester ? « Pas nécessairement, le Net a aussi sa censure avec ses signalements et ses fermetures de compte et les mesures sécuritaires sont encore loin de nous empêcher d’investir le terrain IRL », rappelle le Courant anarchostalinien.
Un demi-siècle après mai 68, une partie de la lutte s’est dématérialisée, et la répression avec: en 2018, on se fait gazer sur les boulevards et « zuccer » (voir son contenu ou son compte censuré) sur Facebook. Mais les pavés feront toujours plus de dégâts.
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