Au bout de quelques scènes, on sent que quelque chose cloche. Mais il faut attendre une trentaine de minutes pour vraiment saisir pourquoi The Kissing Booth est un film si problématique.
Le programme produit par Netflix a été mis en ligne sur la plateforme de vidéo à la demande par abonnement le 11 mai 2018, et est depuis devenu l’un des contenus les plus populaires de la plateforme. « C’est l’un des films les plus vus [des États-Unis], et peut-être même dans le monde », a affirmé Ted Sarandos, le directeur des contenus de Netflix, au magazine Vulture qui consacrait le 10 juin dernier une longue enquête au fonctionnement de la plateforme américaine.
The Kissing Booth est une adaptation d’un eBook à succès écrit par Beth Reekles en 2012, alors qu’elle n’avait que 15 ans. Alors que le réalisateur Vince Marcello avait commencé son adaptation en 2014, Netflix a racheté les droits du film en 2016.
Mesurer le succès par la popularité de ses acteurs
À son habitude, le géant américain ne divulgue pas de chiffres d’audiences. Mais Sarandos a une autre manière d’évaluer le succès de son programme, bien particulière : la page « les films populaires du moment » d’IMDb, la plus grosse base de données mondiale sur le cinéma. « Il est classé numéro 4, derrière Deadpool 2, Avengers: Infinity War, et Solo », expliquait-il début juin. Aujourd’hui, le film est encore classé 11ème au niveau mondial, selon IMDb.
Également important selon lui : le classement « StarMeter » du site internet, qui estime la popularité des actrices et acteurs en fonction des recherches et avis des utilisateurs. « Jacob Elordi est l’acteur principal du film. Il y a trois semaines, il était classé numéro 25 000, aujourd’hui il est la plus grosse star du monde », affirmait Sarandos. Même chose pour l’actrice Joey King, censée avoir été propulsée de la 17 000è place à la sixième grâce au film. À l’heure où nous écrivons ces lignes, les acteurs ont un peu chuté dans le classement, mais se maintiennent dans le TOP 20.
Si l’indicateur est étrange, il n’est pas absurde pour autant : The Kissing Booth a réussi à se hisser au rang des blockbusters américains à la popularité mondiale, en à peine quelques semaines. C’est un indicateur évident de la force de frappe de Netflix, qui peut diffuser un film à 125 millions d’abonnés dans le monde en un seul clic.
C’est aussi la preuve qu’un nouveau genre de contenus, formatés à outrance et dénués de toute aspérité, trouve son public. Un immense public. Et Netflix a les moyens d’en produire des dizaines par an. The Kissing Booth n’est pas un film néfaste, il n’est pas monstrueux sur le fond : sa forme est juste abominable.
Le long-métrage (peut-on seulement l’appeler ainsi?) sautille de saynètes en saynètes pendant une heure et 45 minutes, sans aucune transition. Tout juste y a-t-il le minimum syndical de transitions narratives pour pouvoir prétendre être un « film » et pas une série en 15 épisodes de 10 minutes.
La guerre de l’attention
The Kissing Booth est fait pour être consommé, et pas vu. N’y voyez pas l’indice d’un penchant réac de la rédaction de Numerama : nous apprécions plus que quiconque les comédies romantiques niaises et autres films et séries comiques légères. Il s’agit ici d’un constat sur la forme : rien que les cinq premières minutes du film, qui bâclent l’introduction avec un rythme épileptique, montrent combien le réalisateur Vince Marcello (un presque-inconnu habitué des teen movies) n’a pas cherché à produire du divertissement, mais de retenir l’attention des spectateurs.
On imagine parfaitement les spectateurs en regarder quelques minutes sur le chemin de l’école, puis dans le métro, puis à la pause, sans jamais n’avoir l’impression d’avoir loupé quelque chose.
À l’heure où les géants du numérique (Google, Facebook, Snapchat) se battent pour garder cette précieuse attention des internautes, ce genre de film permet de les stimuler en permanence. Un sentiment d’urgence qui n’est pas si éloigné des petites bulles rouges de notifications qui pullulent sur nos écrans de smartphones.
Sur le célèbre site d’agrégation de notations cinématographiques Rotten Tomatoes, The Kissing Booth écope d’un tragique 14 % d’avis positifs, soit l’un des pires scores de la plateforme. Qu’importe : une suite serait déjà dans les cartons. Et ce n’est probablement pas le dernier.
Adapter la forme pour correspondre aux usages
Depuis un an, Netflix prévient qu’il est prêt à adapter la forme de ses contenus pour correspondre aux plateformes sur lesquelles ils sont visionnés. En octobre dernier, Tim Ives, le directeur de la photographie sur les deux saisons de Stranger Things, avait admis que les réalisateurs avaient privilégié les gros plans pour correspondre à la consommation sur mobile des abonnées Netflix. En somme : oubliez les plans larges, les détails risqueraient d’être invisibles pour les utilisateurs sur smartphone… et tant pis si l’esthétique est moins variée.
De même, Netflix a récemment autorisé le réalisateur Mitch Hurwitz à re-découper et re-monter entièrement la saison 4 d’Arrested Development, posant des questions sur la manière dont les œuvres seront conservées dans le futur.
Plus loin encore, Neil Hunt, chef de produit de la plateforme américaine, avait affirmé au printemps 2017 qu’il n’était pas impossible qu’une même série originale de Netflix soit un jour montée différemment, pour qu’il existe une version mobile et une pour ordinateur. Et de bouleverser au passage une des données universelles des contenus artistiques : tout le monde voit la même chose, et peut l’interpréter différemment.
À ce jour (et fort heureusement),The Kissing Booth reste un ovni dans les productions de Netflix. C’est la seule des comédies romantiques originales qu’il a récemment sorties (Alex Strangelove, Petits coups montés) à être aussi saccadée et tronquée — à l’inverse, Petits Coups Montés, mise en ligne ce 15 juin, suit le déroulé très classique d’une comédie romantique, avec ses personnages secondaires rigolos, ses lenteurs et ses protagonistes qui se détestent avant de succomber l’un pour l’autre.
Mais le succès de cette comédie pour adolescents montre que la bataille pour l’attention peut avoir un impact inévitable sur la manière dont sont créés et montés les films et séries. Pour le meilleur (de l’audience), ou pour le pire (de la qualité).
Mise à jour 2 juillet : une suite à The Kissing Booth n’ayant pas été officiellement commandée, nous avons rajouté un conditionnel à cette éventualité. Nous avons également précisé que le film était adapté d’un eBook publié en 2012.
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