« Le jeu est gratuit, donc on se dit ‘ça va, c’est rien 10 euros’. Et au final… J’ai mis bien 150 euros. » Ryan, 23 ans, fait partie de la trentaine de joueurs* de Fortnite avec qui nous avons discuté pour cet article. Tous décrivent une même passion pour le jeu-phénomène, qui comptait 78,3 millions de joueurs au mois d’août 2018, partout dans le monde et sur toutes les plateformes.
Sorti il y a un an par le studio Epic Games, Fortnite est un jeu de survie et de construction. La version la plus populaire fonctionne sur le mode d’un Battle Royale : 100 joueurs et joueuses sont largués sur une île et doivent s’éliminer. Si vous voulez en savoir plus, nous en avons détaillé son fonctionnement ici.
Grâce à Fortnite, Epic Games a engrangé 300 millions de dollars en sept mois, uniquement grâce aux dépenses de joueurs sur iPad et iPhone : de quoi donner le tournis. L’entreprise gagne ainsi des millions chaque jour. Et pourtant, Fortnite est un jeu totalement gratuit (« free to play»). Sur sa page d’accueil, Epic Games précise bien que toutes les transactions disponibles n’apportent aucun avantage stratégique dans le jeu : il ne s’agit que d’ajouts cosmétiques.
Alors, comment un jeu gratuit peut-il rapporter autant d’argent à ses créateurs ? Pourquoi les joueurs sont-ils si nombreux à payer pour ces options facultatives ? Il y a, en fait plusieurs raisons qui se chevauchent.
Un jeu addictif et une communauté très bien entretenue
« Aucune partie ne se ressemble. On ne se lasse pas, car il y a des mises à jour toutes les semaines, et le jeu se renouvelle constamment », décrit Thomas, 18 ans. « C’est un mélange entre stratégie et compétition, tout en étant dans un cadre assez ludique et enfantin, avec des graphismes simples et colorés. » Il concède avoir dépensé 125 euros depuis janvier 2018, et d’avoir engrangé quelques 780 heures de jeu.
Depuis son lancement en septembre 2017, Fortnite a déjà connu six saisons, soit une environ tous les deux mois. Chaque mise à jour est un événement, et chaque modification de la carte engendre de nombreux questionnements et projections. Epic Games joue sur le mystère, mais les équipes du studio sont très présentes sur les réseaux sociaux pour communiquer avec les fans et faire « monter la sauce ».
Plusieurs des joueurs avec qui nous nous sommes entretenus parlent d’un jeu convivial, qui permet de partager une expérience avec des amis ou connaissances. En effet il existe plusieurs modes de parties : on peut jouer seul, mais aussi en duo, ou par équipes de quatre.
Être ou ne pas être un « Bambi »
« Je veux pas être un bambi, moi », rigole Ryan, 23 ans, qui joue sur PS4. Un Bambi est un surnom donné aux nouveaux joueurs sur Fortnite ; l’expression aurait été popularisée en France par le joueur professionnel Gotaga.
Lorsque l’on débute, le jeu nous attribue un avatar par défaut à chaque partie, au hasard. Il existe une demi-douzaine de personnages « par défaut » dont le genre et la couleur de peau varient. Leur apparence, surnommée « skin », est souvent associée à l’image d’un nouveau gamer par très doué. « Lorsque quelqu’un n’a pas payé, il est considéré comme Skin Bambi », développe Ryan. Certains, à l’inverse, se revendiquent du statut Bambi, car cela signifie qu’ils n’ont jamais payé dans Fortnite.
En juin dernier, une étude réalisée auprès d’un petit panel de « gros joueurs » américains montrait que 7 joueurs sur 10 auraient déjà versé de l’argent à Epic Games dans le jeu.
Un skin pour « impressionner l’adversaire »
Au-delà du simple look de son personnage, le skin est en fait un marqueur, gage d’une certaine expérience du joueur — ou, du moins, d’un gros investissement. Avoir un skin onéreux peut aussi être utile pour « impressionner l’adversaire qui veut nous prendre en duel », nous explique ainsi Alex. « On adopte vraiment une stratégie face au skin que l’on a en face de nous », renchérit Valentin, 22 ans.
Certains de ces vêtements virtuels sont évolutifs : le look du personnage se modifie au fur et à mesure que vous jouez et gagnez de l’expérience, et devient donc une preuve de talent du joueur.
400 euros et 80 skins
L’argent dépensé dans Fortnite permet d’acquérir :
- Des tenues spécifiques, qui changent l’apparence du personnage, appelées skins,
- Des danses, utilisées notamment pour célébrer une victoire, qui ont été popularisées par des artistes et des joueurs de foot,
- Des pioches — l’arme par défaut — de différents modèles
- Des planeurs — également un objet par défaut.
« Pourquoi acheter un skin ? Pour tenter de se différencier des autres, avoir une identité propre sur le jeu en fonction du skin… » résume Fabien, 42 ans, qui souligne qu’il ne jouait « pas beaucoup aux jeux vidéo jusqu’à maintenant ». Il a déjà dépensé 400 euros pour des éléments purement esthétiques : il se dit propriétaire de 80 skins. « Certains sont très drôles (comme le lapin rose de Pâques) d’autres, plus agressifs, (comme le viking) et encore d’autres très beaux et travaillés (comme l’attrape-mouche, la samouraï) », décrit-il.
« J’ai joué deux saisons sans payer », nous raconte quant à lui Titouan, 18 ans, qui joue sur PS4. « Puis j’ai craqué, parce que j’étais maître nageur cet été, et ils ont sorti le skin maître nageur… » En un an, Epic Games a sorti plusieurs centaines de skins différents, de quoi plaire à un maximum de joueurs.
https://twitter.com/ArcangeliLeoo/status/1049208520577564672
« Porter un skin que l’on aime nous met vraiment à l’aise », assume Valentin. « Et puis on remarque que l’on porte toujours les mêmes skins, on en change très rarement. » Contacté sur Twitter, un autre jeune joueur explique avoir dépensé « environ 2 000 euros » pour « une centaine de skins », grâce à l’argent… de ses parents divorcés.
La gratuité du jeu, leurre ou excuse ?
Fortnite est un jeu gratuit : si vous ne dépensez pas d’argent, vous avez les mêmes chances de gagner une partie que n’importe qui. En théorie, en tout cas. En pratique, l’expérience et le nombre d’heures passées à s’entraîner favorisent largement les gamers ardus.
Du coup, les nombreux fans se disent prêts à dépenser un peu d’argent, par comparaison à d’autres jeux qui valent autour de 60 euros. « On peut se permettre d’acheter des skins ou des pass parce que le jeu ne nécessite aucun abonnement, contrairement aux autres jeux », justifie Edgar, 21 ans, joueur sur PS4. Comme ses concurrents, Sony a développé son PlayStation Network, un réseau payant pour jouer en ligne via un abonnement PlayStation Plus, qui revient à 7,99 euros par mois.
« Je trouve normal de récompenser Epic », ajoute aussi Yassine, 21 ans. Beaucoup comme lui considèrent qu’une dizaine ou une vingtaine d’euros n’est « pas grand-chose », par rapport au temps passé à jouer en ligne. Mais certains dépensent beaucoup plus : les sommes montent rapidement à plus de 100 euros. D’autant plus qu’Epic a une tactique redoutable pour faire augmenter ses bénéfices : la monnaie virtuelle.
Dépenser plus à cause de la monnaie virtuelle
Si vous avez déjà participé à une kermesse, il vous est peut-être arrivé de devoir acheter des petits coupons pour aller payer à la buvette. Mécaniquement, vous aurez tendance à tendre un billet de 5 ou de 10 euros pour obtenir un nombre de coupons équivalent, qu’il faudra ensuite écouler en parts de cake à 0,50 euro au cours de l’après-midi. Généralement, on se retrouve à dépenser plus que l’on aurait versé avec de l’argent « réel », ne sachant pas comment épuiser les petits coupons restants après la septième part de tarte.
C’est sur ce fonctionnement qu’est basé le système des V-Bucks, une monnaie virtuelle inventée par Epic Games et qui est indispensable pour réaliser une transaction. Comme l’a confié un internaute à la suite de notre appel à témoignages sur Twitter, cette monnaie fictive éloigne le joueur du montant réel des achats.
Le pack de départ coûte 4,99 euros pour 600 V-bucks ; celui de 1 000 V-Bucks vaut 9,99 euros. En somme, un euro équivaut environ à 100 V-Bucks.
Dans la boutique de Fortnite, on remarque qu’une tenue peut facilement atteindre les 1 500 V-Bucks, soit quasiment 15 euros. Ce 7 octobre 2018 par exemple, le compte Twitter officiel du jeu a partagé deux nouveaux skins « épouvantails », évidemment sans en préciser le montant. Il faut se rendre dans le jeu pour qu’il s’affiche (1 500 VB).
Et gare à la mauvaise surprise : même si ces skins sont présentés par duo (un homme et une femme), le coût ne concerne qu’un seul personnage. « Je me suis senti un peu con », nous raconte Quentin, 27 ans, sur Twitter. « Je pensais que c’était 10 euros pour la famille de skins, mais ce n’était que pour un seul. » Et de conclure : « Le coût des cosmétiques est exorbitant. »
Le piège du porte-monnaie virtuel jamais vraiment vide
Une autre conséquence de la monnaie virtuelle : les « lots » de V-Bucks ne correspondent pas exactement au coût des tenues ou des pass. Donc les joueurs ont toujours un « résidu » d’argent virtuel sur leur compte, comme nous l’explique Pierre, 24 ans, qui « se rassure » en se disant qu’il n’a pas encore dépassé « les 70 euros, ce qui correspond au prix d’un jeu payant ». Il explique qu’il est tenté de dépenser ce reste d’argent immédiatement au lieu d’attendre la fin de la saison : « Finalement, arrive la saison suivante, et on se rend compte qu’il nous manque quelques euros… mais le compte ne peut être rechargé que par 10 ou 20 euros. Alors on le recharge pour avoir accès au nouveau pass de combat…» déplore-t-il.
L’avantage du Pass de Combat
Beaucoup de joueurs cèdent à la tentation du « pass de combat », une option vendue 950 V-Bucks, soit environ 10 euros, et qui permet de débloquer de nombreux défis, qui rapportent eux-mêmes des récompenses : tenues, danses, objets, et centaines de V-Bucks par-ci, par-là. « On paye une fois pour bénéficier d’un gros contenu », affirme Yohann, joueur sur PC de 21 ans. C’est le « package » le plus populaire de Fortnite.
« Si tu joues suffisamment, tu récoltes assez d’argent virtuel pour pouvoir acheter le suivant, ce qui est assez pratique », indique quant à lui Clovis. Sauf que « suffisamment » correspond à en fait à plusieurs centaines d’heures de jeu, ainsi que beaucoup de skill (de talent, ndlr) : autant dire que la majorité des joueurs et joueuses devront repayer à la saison d’après — soit environ tous les deux mois. Epic Games a de beaux jours de bénéfices devant lui.
* Malgré notre recherche, nous n’avons obtenu le témoignage d’aucune femme joueuse. Si vous êtes concernées et souhaitez apporter votre point de vue, n’hésitez pas à nous écrire, en commentaire ou par mail.
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