Pour qui s’intéresse un peu à l’industrie du jeu vidéo, le terme « crunch » est forcément familier. Ces derniers mois, cette pratique, qui consiste à travailler très intensivement pour boucler un projet, a été plus médiatisée que jamais. Fin 2018, le directeur créatif de Rockstar se faisait épingler par les internautes après avoir vanté les « 100 heures de travail par semaine » abattues par une partie de son équipe sur Red Dead Redemption 2.
Plusieurs histoires mettant en avant des conditions de travail difficiles ont suivi, comme le développement d’Anthem chez Bioware, de Fortnite chez Epic Games ou de Call of Duty : Black Ops 4 chez Treyarch. Chaque fois, les employés impliqués dans le crunch ont dû mettre leur vie de famille entre parenthèses et travailler tard le soir, pendant des weekends ou des vacances pour que le jeu soit terminé à temps. Le stress ressenti pendant ces périodes est tel que certains finissent en arrêt maladie, parfois pendant plusieurs mois.
Ces studios comptent tous des centaines de salariés et font partie des noms les plus importants du monde du jeu vidéo. Un profil commun à la plupart des sociétés impliquées dans des affaires de crunch, mais qui n’est pas représentatif de l’ensemble de l’industrie. Alors qu’en est-il des autres studios, ceux de tailles plus modestes et dont les objectifs diffèrent des grands groupes ? Numerama a contacté quelques-unes de ces sociétés pour découvrir comment la culture du crunch les touche.
Une petite structure difficile à gérer
Pour de nombreux développeurs, faire partie d’un petit studio indépendant est avant tout synonyme de liberté. Ce statut implique pourtant certaines contraintes pouvant pousser au crunch : qui dit petite structure dit aussi petit budget et marge de manœuvre très limitée en cas d’incident.
Cette problématique, la cofondatrice d’Accidental Queens Miryam Houali y a fait face alors que son studio développait Another Lost Phone : Laura’s Story en 2017: « Comme c’était une suite, on pensait que ce serait une production sans risque, mais tout ne s’est pas passé comme prévu. Un de nos prestataires n’était pas assez compétent et son travail a dû être refait. » Accidental Queens a donc engagé de nouveaux prestataires pour reprendre le travail mal fait, ce qui a posé des soucis de planning.
Bilan : un retard conséquent sur le développement du jeu et une période de crunch de deux mois pour les cofondatrices du studio. « On avait également eu des problèmes humains, de management et de communication, au sein du studio » précise Miryam.
Si le jeu a finalement pu sortir, le crunch a été très difficile à vivre et a laissé des séquelles. « Ce n’est pas une pratique bonne pour la santé, tu ne peux pas tenir un rythme intense pendant autant de temps » conclut la développeuse. « Pendant deux mois après la sortie de Another Lost Phone, on n’a rien fait du tout. Ce n’est pas qu’on ne voulait pas se relancer sur un jeu, mais on en pouvait plus. On n’avait plus de jus. »
« Un jeu vidéo n’est jamais terminé »
Si les plus grands studios de jeu vidéo peuvent compter sur les dernières technologies et sur des productions blockbuster, les plus petits ont tendance à miser sur des créations plus originales et personnelles. C’est de là que vient tout le succès de la scène indépendante, mais c’est aussi un parti pris qui peut pousser les studios au crunch. « Un jeu vidéo n’est jamais terminé, tu peux toujours y ajouter quelque chose », explique Matthieu Richez, PDG et game designer chez CCCP. « Dans le cas d’une production personnelle, le jeu devient ton bébé et tu veux mettre le plus de choses possible pour qu’il soit parfait. »
Le problème, c’est que la perfection n’existe pas et que l’ajout de toujours plus de détails peut nuire au développement du jeu, comme Matthieu a pu en faire l’expérience avec Dead in Vinland en 2018. « C’était mon projet et j’en ai trop fait. Il y avait trop de contenu à produire pour moi et j’étais le seul (sur une dizaine de salariés) à être en retard. Du coup j’ai essayé de bourriner. » La solution pour revenir au niveau du reste de la production : une période de crunch d’un mois avec de très longues journées de travail. « Pendant les dernières semaines, je me mettais la pression : je corrigeais le jeu dans la journée et je le testais le soir. » affirme le game designer. « Du coup, je bossais de 8 heures à 3 heures du matin. C’est une période que je n’ai pas du tout aimé vivre. »
« Ton bébé sera peut-être un peu plus moche que prévu, mais tu dois l’accepter »
Cette problématique du jeu d’auteur est liée à une capacité importante pour les studios indépendants et de petites tailles : l’autogestion. « Dire qu’un jeu n’est jamais fini est vrai, mais c’est justement pour ça qu’il faut savoir se retenir » indique Ben Fiquet, directeur créatif chez Lizardcube. « Ton bébé, tu vas peut-être le rater un peu et il sera peut-être plus moche que prévu, mais au moins il sortira dans de bonnes conditions. » Une vision partagée par Audrey Leprince, cofondatrice de The Game Bakers : « Si tu es en retard sur tes prévisions, tu repousses ton jeu, et si tu ne peux pas tu coupes des passages. On est une industrie de passionnés, mais ça ne justifie pas le crunch. »
La passion est justement le premier moteur du crunch, en tout cas chez les indépendants et les petits studios. Pour certains, le manque de moyens peut être compensé par un travail acharné (et par peu de sommeil) à la manière de ce qui se fait au cours de ce qu’on appelle des game jams. Pendant ces événements, les participants ont pour objectif de créer un jeu en peu de temps (souvent 48 heures) et travaillent d’arrache-pied pour rester dans les délais. Selon Ben, « les indés sont souvent jeunes et un peu foufous, du coup ils manquent parfois de maturité. »
Cette vision « conviviale » du crunch ne sera peut-être plus d’actualité à l’avenir. « Heureusement, c’est en train de changer », précise Miryam Houali. « Dernièrement, on a eu des game jams qui sont organisées avec un autre état d’esprit et pendant lesquelles personne ne travaille après 20 heures. »
La question de la responsabilité partagée
Les développeurs participant à des périodes de crunch le font souvent pour deux raisons, au-delà du fait que le jeu soit en retard : parce que cette décision a été imposée par les dirigeants ou parce qu’ils « choisissent » de contribuer un peu plus à l’avancée du projet par passion.
Le second cas de figure peut paraître moins grave, puisqu’il découlerait d’une volonté personnelle et pas d’une obligation. Pourtant, il représente un risque dans un studio, et plus particulièrement dans ceux qui comptent un nombre réduit d’employés, où tout le monde se connait. C’est ce que pense Frederic Oughdentz, game designer chez Shiro Games : « Il y a une forme de crunch plus insidieuse et difficile à détecter : celle de l’employé qui ne compte pas ses heures et que d’autres vont suivre par mimétisme ou par peur d’être jugés négativement si elles ou ils partent plus tôt. »
« On essaye d’éviter de créer des précédents »
La culture du crunch est phénomène qu’il vaut mieux éviter dès le départ selon le game designer d’Amplitude Arthur Prudent : « Il y a une espèce de responsabilité partagée par tous les membres du studio à ce niveau. On essaye d’éviter de créer des précédents. »
S’il est moins spectaculaire que dans les plus grands studios, le crunch touche donc bien les compagnies plus modestes qui comptent au maximum quelques dizaines d’employés, et souvent moins. « Le jeu vidéo en général manque de maturité dans la production », conclut Ben Fiquet. « Mais je pense sincèrement que la question du crunch va se régler. À force de scandales, les acteurs de l’industrie se rendront compte que ce n’est pas une bonne manière de faire. »
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