Dès sa sortie en 1999, Matrix est devenu un film culte, à l’impact considérable sur la société et sur la pop culture. La saga a comporté deux suites (assez moyennes) et une série d’animation (excellente et sous-cotée). Exactement vingt ans après, le magazine Variety vient d’annoncer, ce 21 août 2019, qu’un Matrix 4 verra le jour. Keanu Reeves et Carrie-Anne Moss seront de nouveau de la partie. Lana Wachowski sera aussi de retour à la réalisation — mais pas sa sœur Lilly.
Ce n’est jamais simple de rebooter, ou de compléter une saga culte. Dans le cas de Matrix, la difficulté est encore plus grande, tant le film est un pilier absolu. L’œuvre représentait la synthèse du genre cyberpunk et l’ouvrait au grand public. Elle posait aussi avec justesse certaines bases critiques du monde à venir.
Le problème est bien là : depuis, le cyberpunk a largement conquis la pop culture, et le monde que voulait critiquer les Wachowski a commencé à émerger réellement (Internet est devenu une réalité massive). Un Matrix bis repetita n’aurait aucun intérêt, le film n’était puissant qu’en étant en avance sur son temps. En revanche, le potentiel est là pour réaliser une nouvelle œuvre culte. Et ce, en remplissant deux missions : s’émanciper du cyberpunk pur et dur, et rompre avec son aspect complotiste.
Mission 1 : passer du cyberpunk au postcyberpunk
Si le film des sœurs Wachowski est un chef d’œuvre, il ne sort pas de nulle part. Il est dans la continuité, et forme la parfaite synthèse, du mouvement cyberpunk. Ce genre spécifique de la SF est né dans les années 1970, grâce aux apports de Bruce Sterling (Schismatrice) et de William Gibson (Neuromancien). Le principe : des univers virtuels, des intelligences artificielles surpuissantes, des entreprises privées omnipotentes, des libertés restreintes, autour d’une ambition dystopique. En bref, la défaite de l’humanité par une overdose technologique.
En plus d’un genre littéraire, le cyberpunk est aussi un mouvement relevant d’une contre-culture. Dans un cadre SF, la critique du « système » passe par l’extrapolation : le pire futur que le présent pourrait donner. Matrix incarne le genre mais tout autant le mouvement. Le film transmet le même message. «
Dans le cyberpunk, les personnages sont prisonniers de leur condition, esclaves des machines et des intérêts commerciaux. Il faut hacker le système, l’affronter, mais sans chercher à s’en libérer ou à bâtir une alternative. L’espoir n’est que peu présent. Le principe d’un univers virtuel, d’une matrice où l’on est piégé en est la plus claire métaphore. « Tu n’es qu’un esclave Neo, comme tous les autres tu es né enchaîné. Le monde est une prison où il n’y a ni espoir ni odeur ni saveur. Une prison pour ton esprit. » Si le premier opus dosait parfaitement cette approche, les suites tombaient presque dans l’auto-caricature. Mais pour le quatrième film, il y a peut-être une solution.
Au début des années 1990, un nouveau mouvement est né en littérature de science-fiction : le postcyberpunk. Des auteurs comme Neal Stephenson (Le Samouraï Virtuel) et Richard Morgan (Carbone modifié) ont forgé un genre où l’utopie, la libération des chaînes technologiques et politiques, redevient en partie possible. L’ambiance reste sombre, loin d’être gentille et naïve, mais avec une ouverture sur les solutions et le changement.
Pour se renouveler, se dépasser, entrer dans l’ère du temps, voire être en avance sur son temps, Matrix 4 peut s’appuyer sur cette approche SF méconnue du grand public. De nouveaux jalons cultes pourraient être posés. Rompre avec les aspects les plus pessimistes de la trilogie relèverait aussi d’une prise de conscience de l’influence politique qu’il a eu sur la société.
Mission 2 : se séparer du complotisme
Prise au premier degré, la dénonciation de la réalité par Matrix vire à la conviction que « on nous ment ». Le film de 1999 contient tous les embryons du complotisme qui fait aujourd’hui rage sur Internet. Les milieux d’extrême-droite se sont ainsi largement inspirés de l’œuvre des Wachowski, bien évidemment en la pervertissant. Un pseudo-documentaire masculiniste, autant qu’un subreddit du même registre, sont nommés « Red Pill », en référence à la pilule rouge prise par Neo pour sortir du virtuel et faire face à la réalité.
Matrix a largement participé à intégrer la contre-culture cyberpunk dans la pop-culture, en popularisant de ce fait la critique de la réalité. Irriguer le complotisme en a été l’une des conséquences imprévues et néfastes. À l’ère d’internet, des smartphones, mais aussi des fake news et des théories du complot, le quatrième opus de Matrix représente une nouvelle opportunité, presque historique, pour la science-fiction grand public.
En remettant en question toutes les bases de la saga, pour produire une suite qui ne soit pas du réchauffée, Matrix 4 peut faire entrer la pop culture dans l’ère postcyberpunk. Elle pourrait ainsi valoriser un autre message porté par la SF, moins noir et surtout moins paranoïaque que celui qui, dans Matrix, a nourri les sphères complotistes. Un second chef d’œuvre viendrait alors sublimer le premier. Cet optimisme mature était déjà très présent dans Sense8, on peut donc avoir largement confiance en Lana Wachowski.
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