Hideo Kojima fait un retour fracassant et étonnant avec Death Stranding. Un OVNI parmi les jeux grands publics.

Pour beaucoup, Hideo Kojima est l’homme derrière la saga Metal Gear, qui a alimenté le quotidien et les fantasmes des fans jusqu’à Metal Gear Solid V: The Phantom Pain. Et ce qui devait constituer une apothéose s’est terminé en rupture douloureuse avec Konami — l’éditeur. Désormais à la tête de son propre studio, baptisé Kojima Productions, la rockstar mégalo Hideo Kojima est prête à tourner une nouvelle page de son histoire, dont le mystérieux Death Stranding est le premier chapitre.

Death Stranding // Source : Kojima Productions

Death Stranding

Source : Kojima Productions

Fidèle à son habitude, Hideo Kojima a semé le trouble dans l’esprit des joueuses et joueurs, les trimballant de question en question au gré de bandes-annonces joliment mises en scène, mais incompréhensibles. Au point de se demander si le génie n’est pas un imposteur — ou l’inverse. Après un peu plus de quarante heures passées dans Death Stranding, nous sommes sûrs d’une chose : qu’importe la case dans laquelle vous le rangez, Hideo Kojima a des choses à dire et des peurs à partager. En résulte une expérience autant qu’un jeu, où la notion d’existence est balayée de fond en comble.

La puissance des liens

Disponibilité

Death Stranding sort le 8 novembre sur PS4. Un portage PC est prévu pour l’été 2020.

On ne vous fera pas l’injure de révéler au grand jour l’intrigue de Death Stranding, pas même nous n’en dessinerons les contours. Il suffit simplement de savoir ceci : Sam Porter, livreur hyper doué atteint d’une malédiction étrange, doit sauver l’Amérique en reconnectant différentes régions, après un événement ayant tout dévasté. D’emblée, on comprend qu’Hideo Kojima joue habilement avec plusieurs degrés. Ainsi, il incomberait à l’oncle Sam de rendre à l’Amérique son éclat.

Le jeu porte la patte d’un créateur qui a des choses à dire

Le récit de Death Stranding ne cesse de voguer entre le sérieux, l’absurde, l’interrogation ou l’extase. À travers son univers multipliant les couches de lecture, articulé autour d’une écriture à l’intelligence rare, Hideo Kojima étale ses peurs. Sa peur de l’isolement, sa peur des liens qui se fragilisent dans les sociétés actuelles, si connectées soient-elles. Sa peur, aussi, de la mort et du vide qu’elle laisse chez ceux qui y survivent (dans Death Stranding, les morts laissent des cratères immenses). Jusqu’à la peur de l’extinction.

À bien des égards, le jeu porte la patte d’un créateur qui a des choses à dire et qui le fait de belle manière. On retrouve ainsi cette mise en scène inspirée, ancrée dans l’esprit de Kojima depuis Metal Gear Solid. L’homme emballe ses obsessions dans de la soie plutôt que dans du vulgaire papier cadeau. À déballer, c’est déjà très nourrissant.

Et puis il y a ce casting inouï. On pourra accuser Hideo Kojima d’avoir invité ses potes à une big fiesta qui ne plairaient qu’à eux. C’était sans compter toute la passion qu’ont su mettre Norman Reedus, Léa Seydoux (à son meilleur !) ou encore Mads Mikkelsen dans leur rôle taillé sur mesure (même si c’est moins le cas pour le héros, un peu trop désabusé et quelque peu effacé par rapport aux autres). Death Stranding prend le temps d’explorer tous ses personnages principaux, comme enfermés dans un état latent, maudits par quelque chose qui les maintient dans un monde au bord de la disparition. Hideo Kojima va jusqu’à se permettre des références sur le nom des protagonistes : Guillermo Del Toro, avec qui il aurait dû superviser le reboot de la licence Silent Hill, s’appelle Deadman — clin d’œil à ses nombreux projets avortés.

À l’arrivée, entre farce et tour de force, Death Stranding est une production à la densité narrative certaine, à laquelle il faut s’accrocher pour en comprendre toutes les subtilités. Mais bien qu’une poignée d’éléments restent très cryptiques passé le générique de fin, force est de reconnaître que le socle est plutôt simple à assimiler. Une condition sine qua non pour s’abandonner totalement à cette expérience qui sort des sentiers battus.

Death Stranding risque d’en rebuter plus d’un : il est nécessaire d’adhérer à son concept, sa construction lente et ses messages à la puissance émotionnelle parfois phénoménale. Car derrière ces héros se cachent des cicatrices difficiles à refermer, parce que les failles en disent finalement plus que les forces. Et quand des personnages au charisme insolent se dévoilent, cela touche au sublime.

Death Stranding // Source : Kojima Productions

Death Stranding

Source : Kojima Productions

Merci au moteur d’Horizon

On ne s’attendait pas à une telle claque visuelle avec Death Stranding, basé sur le même moteur que celui de l’éblouissant Horizon: Zero Dawn. Le plaisir n’en est que décuplé. Il y a d’abord la direction artistique ne ressemblant à aucune autre, mélangeant le désespoir, le cradingue, l’étrange et la tech’ bizarroïde. Il suffit de se pencher quelques minutes sur le character design pour se rendre compte de la réussite visuelle. Qu’ils soient gentils, méchant ou un peu des deux, les personnages imposent une stature qui crève l’écran. Certains auraient clairement leur place dans la saga Metal Gear Solid, connue pour sa galerie inégalable.

Certains plans imaginés par Hideo Kojima sont beaux à en pleurer

Pour en mettre plein la vue (d’autant plus en HDR), Death Stranding empile les qualités. Elles vont d’une modélisation d’orfèvre à des textures détaillées, en passant par une synchronisation labiale idéale (ce genre de détails qui comptent). Surtout, le rendu met à l’honneur une Amérique moins futuriste qu’on pourrait le croire. Les environnements sont souvent très naturels, avec de vastes étendues mêlant rochers, petits cailloux, montagnes et courants d’eau. Il y a un désir de contemplation qui se mêle à l’envie de s’évader. En prime, certains plans imaginés par Hideo Kojima sont beaux à en pleurer — sur le fond comme sur la forme. Seuls quelques effets de mise en scène répétitifs finissent par agacer.

La réussite artistique de Death Stranding ne serait pas aussi criante sans une bande-son d’orfèvre. Elle multiplie les moments de calme, accentuant la solitude de Sam face à l’immense tâche qui se dresse contre lui, et des passages enjolivés par des morceaux auxquels tient Hideo Kojima. En quelque sorte, l’auteur nous partage sa playlist. On conseillera aux joueuses et joueurs de privilégier les voix anglaises. Si la traduction française s’avère de qualité, elle n’atteindra jamais la justesse émotionnelle de la version originale (on peut changer en passant par le menu principal du jeu).

Death Stranding // Source : Kojima Productions

Death Stranding

Source : Kojima Productions

Bienvenue à la Poste

On s’est longtemps demandé où Hideo Kojima voulait nous emmener avec Death Stranding. Le créateur japonais livre à l’arrivée une sorte de métaphore ironique des quêtes FedEx qui pullulent dans les autres productions en monde ouvert (soit des missions très ressemblantes, génériques et articulées autour de nombreux allers/retours).

Littéralement, on pourrait comparer le jeu à une simulation de Chronopost, lancée aux joueuses et aux joueurs à l’ère du tout livré. Pour reconnecter l’Amérique, Sam doit acheminer des colis bon gré mal gré aux rares survivants des différentes régions. Avec tout ce que cela implique en termes de contraintes, de routines et de pénibilité (et, oui, on peut faire pipi dehors et prendre des douches). Death Stranding est-il un jeu amusant ? Certainement pas, et encore moins pendant les dix premières heures qui demandent que l’on s’accroche à son univers d’abord inaccessible et que l’on digère le job a priori chiant comme la mort. Toutefois, de manière très étonnante, les heures défilent à une vitesse effrénée. Il y a un côté hypnotisant.

Death Stranding est-il un jeu amusant ?

Car, dans Death Stranding, on passe l’essentiel de son temps à parcourir, seul, de vastes territoires jusqu’à atteindre sa prochaine destination. Toute la subtilité du gameplay se niche dans le réalisme des déplacements. Ils sont régis par les conditions extérieures (dénivelé, qualité du terrain, météo…), le trajet choisi, le poids des colis et de l’équipement portés, ainsi que la gestion de la jauge d’endurance de Sam. En somme, il ne s’agit pas de foncer tête baissée, mais d’anticiper les problèmes. Il est nécessaire de bouger avec équilibre et prudence, sous peine de tomber et de ruiner sa marchandise. À ce titre, le moteur physique est phénoménal. On ressent l’importance de chacun des pas de Sam, dans le sens où ils peuvent le faire réussir ou faillir en fonction de la vitesse d’exécution. Une autre preuve que Death Stranding est le fruit d’un travail titanesque, non pas un colosse aux pieds d’argile.

Death Stranding // Source : Kojima Productions

Death Stranding

Source : Kojima Productions

Pour déambuler plus sereinement, Sam dispose de toute une panoplie de constructions pouvant être déployées en deux temps, trois mouvements. Les options vont d’une échelle pour traverser un ruisseau un peu violent à un pont plus ambitieux permettant de franchir un précipice. Il convient de préciser que Death Stranding laisse la liberté de choisir la manière avec laquelle joueuses et joueurs comptent contourner les obstacles. Vous n’avez pas envie de faire le tour d’une montagne ? Vous pouvez toujours tenter de la gravir, avec l’équipement adéquat. Il y a même quelques véhicules électriques, à recharger avec des générateurs, pour celles et ceux qui veulent aller plus vite (spoiler : ils ne sont pas adaptés à toutes les situations).

Un formidable voyage

Death Stranding intègre en parallèle une composante multijoueur asynchrone — facultative, quoique lourde de sens. Si vous ne croisez jamais aucun humain, vous pourrez profiter de quelques constructions lâchées par d’autres Sam dotés d’une motivation commune. Cela permet à Hideo Kojima de connecter tout le monde, insistant une fois encore sur cette notion de liens très importante à ses yeux. Il va jusqu’à reprendre le principe des ‘Likes’ chers aux réseaux sociaux : une facétie qui autorise notre héros à grimper de niveaux pour être meilleur. Et qui ancre un peu plus Death Stranding dans une réalité qui fait écho à nos sociétés à nous, au sein desquelles beaucoup n’existent qu’au travers du nombre de cœurs virtuels qu’ils reçoivent. D’ailleurs, les livreurs comme Sam sont perçus comme des stars — les influenceurs de jadis (ou d’aujourd’hui en ce qui nous concerne).

Quand il n’est pas occupé à assurer des livraisons, Sam Porter doit affronter des ennemis (des Échoués ou des livreurs qui ont mal tourné). Ces rencontres accouchent de séquences mêlant infiltration et action au gameplay très discutable. Astucieusement complexe le reste du temps, la prise en main devient très simpliste quand il faut se battre ou échapper à la vigilance d’adversaires qui éprouvent en prime des difficultés à vous tuer (lire : zéro challenge). Même les boss sont risibles, avec des face-à-face qui traînent souvent en longueur pour pas grand-chose. Sur ce point, Hideo Kojima s’est contenté du strict minimum et on finit par comprendre que l’intérêt est ailleurs.

Death Stranding // Source : Kojima Productions

Death Stranding

Source : Kojima Productions

Paradoxalement, les défauts de Death Stranding, qui touchent au rythme et à certaines limites structurelles, peuvent être pardonnés, dans la mesure où cette production est un ensemble qui se déguste plus qu’il ne se joue. Il faut adhérer au concept à 100 % et percuter que les contraintes liées au réalisme sont bien intégrées et non subies (l’opposé de Red Dead Redemption 2). Par ricochet, cela sous-entend que Death Stranding a tout pour diviser la critique, à un point tel que conseiller l’acquisition est moins évident que pour un jeu classique. On pourra affirmer que c’est le propre des grandes œuvres : elles n’ont pas vocation à être universelles, mais à susciter de la fascination ou de l’indignation. Bref, la portée d’entrée de Death Stranding n’est pas la plus facile à ouvrir, mais ce qui se cache derrière a tout d’un formidable voyage.

Le verdict

À une époque où les jeux solo finissent par tous se ressembler dans leur structure en monde ouvert paresseuse, où les expériences multijoueur se fracassent contre le mur Fortnite, Hideo Kojima arrive avec Death Stranding. Une œuvre, plus qu’un jeu, à part. Et qui, surtout, porte la patte de son créateur. 

Derrière son gameplay finalement très second degré, car simulant la vie d’un livreur Chronopost dans une Amérique menacée d’extinction, Death Stranding cache un univers à la maturité flippante. Il soulève des questions sur l’existence et sert une intrigue complexe dans son élaboration mais terriblement simple dans son message centré sur l’Humanité et les liens qui la nourrissent. À son sommet, Hideo Kojima matérialise ses peurs et les partage intelligemment. Un immense bravo, doublé d’une belle revanche. 

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