Même si vous ne connaissez pas Game of Thrones, vous connaissez Game of Thrones. En s’étalant sur presque toutes les années 2010, la série de HBO s’est imposée comme l’œuvre incontournable de la décennie, illustrant à merveille les changements de paradigme de consommation culturelle, cristallisant les bienfaits et travers d’une époque où la frénésie côtoie l’opulence.

La série de la décennie ? Tout le monde a un avis sur la question. À Numerama, on aurait d’ailleurs bien aimé se la jouer un peu, en choisissant une production pointue, comme Transparent d’Amazon, qui a redéfini la manière dont on parle du genre à la télévision, avec une douceur et empathie rare, à contre-courant de l’époque. On aurait voulu mettre en avant Fleabag et son écriture viscérale. On aurait aimé écrire des centaines de paragraphes sur The Leftovers, qui a arraché nos tripes un été de 2014 et ne nous les a jamais vraiment rendues.

Pourtant il faut se rendre à l’évidence. Cumulez l’audience de ces trois séries réunies sur toutes leurs années de diffusion, et vous n’aurez probablement qu’un dixième de ce qu’un épisode de Game of Thrones a pu rassembler comme millions de téléspectateurs et téléspectatrices.

La série Game of Thrones est disponible en exclusivité sur Max // Source : Game of Thrones / HBO

La série Game of Thrones est disponible en exclusivité sur Max

Source : Game of Thrones / HBO

Game of Thrones a pris tout l’espace

La série de HBO s’est étalée de 2011 à 2019 — si on avait voulu faire plus représentatif des années 2010, on n’aurait pas réussi — et le verbe est ici réellement approprié : Game of Thrones a pris tout l’espace. Culturel, médiatique, littéraire, conversationnel. Au point où certains se sont lassés et ont lâché l’affaire, peut-être par esprit de contradiction, peut-être par réel ennui, peut-être un peu des deux, tandis que d’autres ont sauté à bord du train en cours de route, prêts à foncer à vive allure et fracasser toute notion de mesure, de distance et de calme.

Game of Thrones, que l’on n’aura jamais vraiment réussi à prononcer avec un accent anglais parfait par chez nous, et ce n’est pas faute d’avoir postillonné sur beaucoup de collègues de bureau, a aussi cristallisé tout ce se fait de pire et de meilleur sur internet. Les joies du partage de théories en ligne, d’abord. Qu’elles soient élaborées ou fumeuses, précises ou à côté de la plaque, à travers de multiples forums ; les réflexions des fans ont inondé le web au fil des ans, au point où il est devenu difficile d’errer virtuellement sans croiser un arbre généalogique par ci, un lexique de Dothraki par là.

Car la série, et on n’apprendra sûrement rien à personne, est l’adaptation d’une saga de romans de George R. R. Martin, qui n’imaginait probablement pas que sa barbe et son béret seraient aussi connus lorsqu’il a sorti le premier tome du Trône de Fer en 1996. Martin étant un auteur et non une machine, il a été rattrapé par la machine, la vraie, celle de la Pop Culture avec des majuscules désobligeantes et des obligations de performance. La série est un art codifié, et elle est indissociable — ou plutôt, elle l’était, jusqu’à l’avénement des plateformes de SVOD — d’un rythme soutenu, hebdomadaire, le shoot nécessaire à tout sériephile passionné qui a besoin d’avoir des nouvelles de cet autre monde stable, tandis que les vraies années défilent sans pitié.

En 2011, le fantôme de Lost était encore bien présent

Alors le temps, celui qu’on ne peut pas mettre sur pause pour aller se chercher un snack avant d’apprécier la Bataille des Bâtards, a rattrapé Martin et l’a contraint à lâcher son œuvre aux mains de David Benioff et D. B. Weiss, les hommes les plus chanceux (et plaintifs) de la décennie. Les deux showrunners ont dû composer avec seulement quelques axes narratifs et créer eux-mêmes une fin satisfaisante à huit années de tornade culturelle, comme si l’on avait donné un kit de Lego aux architectes pour finaliser la Sagrada Família en leur lançant un « bon courage ! », et puis advienne que pourra.

La bâtisse, déjà éclectique, en est devenue un objet mutant, pas forcément laid, plutôt fascinant, au sens où il est devenu impossible d’en détourner unilatéralement le regard. Car Game of Thrones est une machine de guerre, mais avec du fond. Le 17 avril 2011, l’épisode pilote, Winter is Coming, est arrivé sur les écrans de spectateurs novices méfiants — ou de fans des livres encore plus dubitatifs. On encensait alors Mad Men et Breaking Bad et le fantôme deLost (2004-2010) flottait au-dessus de tous les nouveaux projets ambitieux à fort potentiel de fiasco.

L’épisode était hors de prix, sombre (au sens propre comme au figuré, les rideaux opaques n’ayant jamais aussi bien servi qu’au cours de cette décennie où les saisons de Game of Thrones étaient diffusées entre le printemps et l’été) et très violent. Le panel de personnages présentés — plus d’une dizaine au départ, puis une centaine au fil des années — présentait un immense risque, à l’heure où d’autres séries chorales mobilisaient déjà l’attention des spectateurs (The Walking Dead, Modern Family, Parks and Recreation).

D’un projet qui semblait difficile d’accès, Game of Thrones a muté en série grand public, ou plutôt tout public ; une collègue, une amie, un oncle, un voisin, soudain tout le monde pouvait avoir un avis sur les méthodes de Cersei, la perfidie de Littlefinger ou la grosse saucisse de Ramsay Bolton. Tout le monde, aussi, s’est mis à craindre les spoilers, le mot-clé pré-requis à la publication de tout article de presse, sous peine d’être accusés de crime de lèse-majesté. Une théorie sur le dénouement d’un épisode ? Divulgâchis. Un résumé d’épisode ? Attention spoilers ! Une photo d’un personnage en Une d’un article ? Toute la saison est ruinée. Jamais l’opulence d’informations n’avait généré tant de rejet, et pourtant toujours plus d’audience pour les médias en ligne.

Le night king prêt à vous spoiler // Source : Game of Thrones/HBO

Le night king prêt à vous spoiler

Source : Game of Thrones/HBO

La dernière série de la télévision linéaire

La série du Trône de Fer est aussi une œuvre de paradoxes sur le fond, capable de développer une réflexion complexe sur la notion de légitimité du pouvoir en la noyant sous une avalanche de seins nus (ceci n’est pas un lien vers des seins nus) et de scènes de sexe gratuites tapissées de male gaze. De fournir d’incroyable batailles cathartiques et des histoires d’amour bancales tristement bâclées. De construire des personnages féminins forts, jamais vus sur le petit écran, tout en renforçant subrepticement l’idée que la puissance ne peut provenir que de la maitrise de l’art de la guerre et l’appropriation de codes virilistes — Sansa Stark, l’une des seules à échapper à ce trope, ne prend de l’ampleur qu’après cinq saisons de maltraitance.

Game of Thrones restera dans l’histoire comme la dernière série de la Télévision telle qu’on la connaissait avant Netflix, Amazon Prime Video, Hulu, Disney+, Apple TV+ et tous les autres « + » à venir. Alors que les saisons des séries sont de plus en plus mises en ligne par bloc — même si certains en reviennent —, la production de HBO restera un cas unique de frénésie dans la durée. En ayant accompagné, déçu, réjouit des dizaines de millions de fans à travers une décennie, Game of Thrones a permis de rappeler l’importance du temps dans l’art sériel. Loin de nous l’idée de basher le binge-watching qui disrupte la télévision [ajouter ici à l’envie d’autres termes macronistes], les plateformes ayant permis l’émergence d’autres modes de visionnage qui correspondent aux besoins d’une époque où le divertissement passe aussi par la recherche d’un cocon émotionnel, confortable et rassurant.

Bien que la série soit terminée, la décennie 2020 ne se fera pas sans le Trône de Fer  pour autant : George R. R. Martin doit encore sortir les deux derniers livres de sa saga — s’il y parvient — relançant indéniablement la Machine pour les prochaines années. Game of Thrones sera à nouveau vue et revue, binge-watchée par centaines d’heures. Une petite part de nous ne peut qu’envier le regard neuf que porteront les nouveaux spectateurs qui se prendront de passion pour l’œuvre tout en ayant échappé au bouillonnement de la fin des années 2010…

Mais une autre chérit cette période charnière, peut-être désormais révolue, où les mèmes florissaient après chaque diffusion d’épisode, où des collègues se bouchaient les oreilles en nous sommant de ne pas mentionner des détails de scènes pas encore visionnées, où l’on se sentait faire part d’un projet plus grand que nous ; un projet éminemment capitaliste, bien sûr, un projet bourré de défauts, évidemment. Mais qui, a l’heure où les relations humaines sont fragilisées et l’inconstance est de mise, a permis de créer du lien à travers le monde.

Et aussi beaucoup de blagues.

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