En 1984 paraissait l’un des romans les plus cultes de l’histoire de la SF : Neuromancien. Son auteur, l’américain William Gibson, participait alors à fonder le mouvement cyberpunk. Son œuvre inspire immédiatement d’autres livres, mangas, films et séries. Futur ultra-technologique, capitalisme effréné, transhumanisme, intelligences artificielles, cyberespace : Neuromancien posait des jalons à cette science-fiction critique et métallique qu’est le cyberpunk. Gibson était aussi plutôt visionnaire sur son futur — notre présent, et plus précisément sur Internet.
En 2014, après quelques années loin de la fiction, il a fait son grand retour avec Périphériques. L’ouvrage arrive maintenant en France, édité par Au Diable Vauvert. Il est disponible en librairies depuis le 6 février 2020. De quoi parle ce nouveau roman ? Pose-t-il un nouveau jalon à la littérature de science-fiction ? On sera clairement moins dithyrambique que la presse américaine, car cet ouvrage n’est pas exempt de défauts, mais il faut bien admettre que Gibson reste un maître dans son genre.
Sur le plan purement littéraire, Périphériques est un maelstrom narratif complexe, tantôt passionnant tantôt incompréhensible. Il faut environ 77 pages avant de réellement appréhender ce qu’on est en train de lire. La suite est sinusoïdale : on alterne des longs tunnels presque vides de sens avec des moments captivants où l’on tourne chaque page avec fébrilité. En fait, il faut envisager Périphériques comme un voyage où l’on avance les yeux bandés la moitié du temps. Sous la plume de Gibson, dans Périphériques, les descriptions n’existent pas : il écrit ce qui est observé à l’instant T au moment où les personnages évoluent dans la scène. On saluera au passage l’excellente traduction par Laurent Queyssi, qui offre à cette version française une fluidité bienvenue — la langue du roman est bonne, agréable.
Au cœur de Périphériques, il y a le Temps. Plus spécifiquement, l’humanité face au Temps. On oscille constamment entre entre deux époques dans l’avenir. Ce qu’il faut retenir du roman est finalement moins l’intrigue policière qui sert de fil rouge que les liens technologiques, politiques et humains qui relient ces deux périodes temporelles.
Le « jackpot » de l’effondrement
Le premier cadre est posé dans un futur proche, à deux générations environ de 2020. En Amérique, on découvre Flynne Fisher, gameuse professionnelle. Dans un Londres virtuel post-apocalyptique, elle va assister à un horrible féminicide. Mais étrangement, cela semblait plutôt réel à Flynne. Et elle avait raison. Ce Londres n’était pas vraiment virtuel, pas vraiment un jeu. Ce deuxième futur, bien plus lointain, est l’autre cadre temporel du roman, où l’on suit un second protagoniste, Wilf Netherton. À travers ce jeu vidéo, les deux avenirs vont s’entrelacer autour d’une enquête policière. La notion de « Périphériques » fait référence de manière très informatique à la façon dont les deux époques se connectent. Pour ne rien vous gâcher, on ne va pas détailler davantage ce point. Disons juste qu’il y a du transhumanisme dans l’affaire.
D’ailleurs, oui, des technologies futuristes sont évidemment présentes à tour de bras dans Périphériques. Sauf que, sur ce point, il faut bien admettre que le père du cyberpunk n’arrive plus à faire son petit effet. Il ne se distingue plus vraiment. Au-delà peut-être de son tour de force temporel, très bien pensé, il livre une version simplement mise à jour de ce qu’il a toujours narré dans ses textes et ce que d’autres œuvres de SF ont déjà imaginé depuis. On aimerait être surpris, être défié dans notre vision technologique de l’avenir, or cela n’advient pas. Mais peut-être n’est-ce pas si grave, en l’occurrence, car l’ouvrage tire son épingle du jeu autrement. Comme si Gibson avait cherché à faire du méta-cyberpunk, si l’on peut dire, l’intérêt du roman est à trouver dans ce qu’il exprime dans sa globalité.
Notre futur nous juge
Un terrible événement sépare les deux futurs mis en scène dans Périphériques et justifie la nature post-apocalyptique du Londres lointain. Il s’agit d’un effondrement, voire un épisode apocalyptique, de nature environnementale, mais d’origine anthropogénique. Ce cataclysme est bizarrement surnommé le « jackpot ». Avec ce terme, Gibson s’adresse directement à nous, en tant qu’espèce humaine. Il nous indique, en un mot, le message de son ouvrage, que l’on retrouve aussi sur la jaquette de l’édition américaine : non, le futur n’est pas un jeu.
Au fond, l’auteur avance que notre futur nous regarde en permanence, voire qu’il nous juge ; que nous sommes comptables de nos actions présentes envers les générations à venir. Pour Gibson, passé, présent et futur sont un tout… comme dans une matrice, en fait. Comme un amas de données. Mais dans une matrice virtuelle, tout peut être changé, effacé, recommencé, là où la réalité empêche de revenir en arrière, de recomposer les faits et les liens qui relient : c’est une façon pour Gibson de parler de la notion de responsabilité.
En définissant l’effondrement comme un « jackpot », le père du cyberpunk appuie là où cela fait mal comme pour provoquer un électrochoc. L’humanité a voulu jouer par ambition capitaliste ? Eh bien, elle a perdu. La planète n’est pas un casino, ses ressources sont limitées. La planète n’est pas une matrice virtuelle, la réalité est un continuum dont rien ne peut être effacé. William Gibson nous invite à ne jamais oublier que le futur est la réalité de demain, que l’avenir est déjà un peu tangible dans le présent. Il montre alors pourquoi il faut prendre ses responsabilités politiques et technologiques en ayant toujours à l’esprit la société que cela générera.
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