Pour l’écrivain de science-fiction Olivier Paquet, on ne peut pas encore anticiper le monde d’après, puisqu’on est encore en plein cœur de la pandémie. Entretien.

Alors que nous sommes en plein cœur de la pandémie Covid-19 et du confinement qui en découle, la notion d’un « après » est partout. En premier lieu parce que l’étape d’une sortie de confinement pose de nombreuses questions épidémiologiques, économiques, sociales : il faudra rétablir une vie normale mais, afin d’éviter une deuxième vague, une « normalité » absolue telle qu’avant la crise ne sera pas possible tout de suite, loin de là. Cette notion d’un « après » dépasse aussi le plan formel d’une reprise d’activité. L’expression complète, qui se généralise, fait référence à un « monde d’après ». Traduction : un nouveau monde, une nouvelle époque, un nouveau modèle de société.

Certains défendent la théorie d’un futur radicalement différent, sur de nouvelles bases dont l’on verrait déjà les prémices, tandis que d’autres estiment que la société ne s’en trouvera pas si profondément métamorphosée. La seule certitude est que la crise que nous traversons aura un impact sur notre futur. Mais est-il déjà possible de l’anticiper dans toute sa diversité, toute sa complexité ? Peut-on, dès à présent, extrapoler jusqu’à prédire le monde d’après ? Il est trop tôt pour se projeter, aux yeux de l’écrivain de science-fiction Olivier Paquet, auteur du roman d’anticipation Les Machines fantômes — dont nous vous avons conseillé la lecture lors de la rentrée littéraire 2019.

Dans cet entretien pour Numerama, Olivier Paquet se confie sur son sentiment d’écrivain SF que la période n’est pas encore adaptée à une anticipation clairvoyante.

Olivier Paquet est l'auteur du roman Les Machines fantômes, paru en 2019 chez L'Atalante. // Source : Francis Malapris

Olivier Paquet est l'auteur du roman Les Machines fantômes, paru en 2019 chez L'Atalante.

Source : Francis Malapris

« Tout événement fort crée une sidération »

Peut-on anticiper les effets d’un phénomène ou d’un événement quand on est en plein cœur de celui-ci ?

Quand on est dans l’œil du cyclone, il n’y a plus de vent, plus de mouvement, on se retrouve en attente. Le confinement produit le même effet. On est en suspens, on s’inquiète, on écoute, on essaie de percevoir d’où viendra la rafale pour l’éviter, mais peut-on l’anticiper ?

Tout événement fort crée une sidération, on l’a senti avec les attentats. On peut ressentir de la colère, de la tristesse, éprouver tout un tas d’émotions, mais la pensée rationnelle n’est d’aucun secours. On peut dire qu’il y a beaucoup plus de morts causés par la guerre, la famine, la pollution, c’est inaudible. Anticiper, cela demande de réfléchir, de quitter le ras du sol pour prendre de la hauteur, observer pour chercher un mouvement général dans le chaos. Peut-être qu’une machine peut y arriver, mais pas un humain. Même les chercheurs qui modélisent l’évolution de l’épidémie élaborent des hypothèses multiples, qui dépendent des connaissances du moment. Pourquoi en choisir une, plus qu’une autre ?

En discutant du sujet en amont de cet entretien, vous nous avez confié qu’anticiper dès maintenant était « prendre le risque de raconter le monde d’avant, plutôt que de se projeter vraiment ». Est-ce que vous pourriez expliquer ce qui justifie ce risque ?

Comme on est dans l’émotion, on analyse les événements avec nos tripes, avec notre cadre mental. On le constate avec les hommes politiques, tous voient dans la pandémie la preuve de la justesse de leurs analyses antérieures. Qui va plaider pour moins de centralisme étatique, qui va vouloir plus d’intervention, voire des nationalisations, d’autres dénoncent les effets de la mondialisation, d’autres le manque de respect écologique. Ils se projettent tous dans le monde d’après avec leur logiciel actuel, celui adapté au monde d’avant. Peut-être ont-ils raison, peut-être que le choc sera suffisamment fort pour les mener au pouvoir et leur permettre d’appliquer leurs idées, mais ce n’est pas parce qu’ils ont analysé les modifications en train de se dérouler.

« Quand nous en aurons fini avec le confinement, peut-être que nous tenterons pendant un moment de retrouver la vie d’avant »

Des milliards d’habitants sont confinés, et tous le subissent différemment. Comment sortiront-ils du traumatisme ? Les soldats de la Seconde Guerre mondiale ont vécu le combat comme une vie normale, ce n’est qu’après qu’ils ont compris à quel point ils avaient été modifiés, qu’il faudrait se reconstruire en intégrant leurs blessures, pas en les refusant.

Quand nous en aurons fini avec le confinement, peut-être que nous tenterons pendant un moment de retrouver la vie d’avant, et nous prendrons conscience qu’il s’est passé quelque chose à notre insu. En tant qu’écrivain, c’est cet « insu » qui m’intéresse, pas ce que les gens disent pour se protéger, pour prétendre aller bien.

Comment vous définiriez la mécanique d’extrapolation qui permet à la SF d’anticiper ? À quel moment pensez-vous qu’on pourra l’appliquer sur ce qu’on vit maintenant ?

Extrapoler, cela demande de suivre un fil, de repérer une direction. Quand le smartphone apparaît, il faut qu’il soit pratiqué pour qu’on en devine les atouts et les risques. Tant qu’il reste un téléphone mobile, on demeure dans le cadre mental des gens que l’on peut contacter partout. C’est Jack Bauer dans 24h, qui a besoin d’appeler le centre de renseignement pour pister un terroriste. Désormais, il se contenterait d’applications sur son smartphone. Les extrapolations autour de Facebook, Twitter ou autres demandent que ces réseaux existent assez pour faire partie de notre quotidien, pour cesser d’être un privilège de pionniers.

Quand on va sortir du confinement, quand chacun devra vivre avec le virus, avec l’épidémie (comme d’autres générations ont cohabité avec la Peste ou la Grippe espagnole), on verra des comportements se dessiner, des tendances, à mesure que les individus vont interpréter l’événement et l’intégrer à leur vie régulière. Là, il se dégagera un espace pour l’extrapolation, on pourra amplifier des mouvements presque infimes, les faire grossir par l’imagination. Pour l’instant, la presse nous donne des témoignages, mais c’est trop particulier pour aller plus loin que la simple chronique individuelle.

Vous êtes actuellement « bloqué » dans votre processus d’écriture pour imaginer la suite de votre dernier roman d’anticipation, Les Machines fantômes. Qu’est-ce qui vous bloque ?

Juste avant l’annonce de l’épidémie, je venais de trouver une idée qui se situait dans le même univers que celui des Machines fantômes, une sorte de réinterprétation pour aborder d’autres aspects. Je devais encore me projeter dans 10-15 ans avec ce roman. Et là, le confinement empêche d’y aller. J’essaie d’être au plus près des personnages, de leur rapport au monde avec la technologie, c’est impossible de le faire sans tenir compte des événements. Cela ne rend pas les Machines fantômes obsolète parce que le roman a été écrit avant, mais je ne peux pas faire comme si rien ne s’était passé.

« Désormais, la peur nous a rattrapés et la fiction change de statut »

On a beaucoup écrit de romans sur les pandémies, les virus, le post-apo, mais le frisson qu’on ressentait en les lisant venait justement du fait qu’on ne vivait pas ces événements. C’était une mise en garde, ou on jouait à se faire peur. Désormais, la peur nous a rattrapés et la fiction change de statut. Il faudra penser l’hypothèse du confinement, ses avantages et ses inconvénients, et produire un récit cohérent avec notre expérience actuelle. Cela n’empêche pas d’écrire sur le futur, sur l’ailleurs, mais très loin, détaché des contraintes du réel proche.

Au fond, pourquoi parle-t-on autant d’un « monde d’après » en ce moment ? Cette expression est de plus en plus présente et marquée.

À part pour les écrivains, personne n’est habitué à rester chez soi, sans pouvoir sortir. Ce n’est pas l’épidémie en tant que telle qui crée cette image du « monde d’après ». Le VIH a tué beaucoup plus de monde, pendant plus de temps, l’ampleur était bien plus grande, mais elle était diluée, et concernait au début des populations que la plupart des gens méprisent ou ignorent. Le confinement stoppe la société, elle renverse les hiérarchies : les soignants, les caissières, facteurs ou éboueurs tiennent l’ensemble et on s’en rend compte. Je ne crois pas qu’une infirmière sera davantage payée qu’un cadre financier à l’issue de la pandémie, mais pendant ce moment de pause, chacun se demande s’il y aura des conséquences.

« Chacun a son idée du ‘monde d’après’, mais personne ne sait encore comment le faire devenir commun »

Le « monde d’après », il est dans la bouche des personnalités politiques, des penseurs médiatiques, des militants, mais est-ce autre chose qu’un vœu pieux ? Je l’ignore. Une fois la crise passée, il y aura une colère, c’est certain, contre les responsables politiques au pouvoir, les institutions défaillantes, etc. Mais que va produire la colère ? La Révolution française est partie d’une colère que l’on pouvait lire dans les cahiers de doléances, mais elle a bénéficié de la pensée des Lumières qui a orienté cette réaction vers une forme politique capable de s’installer dans les esprits. L’après de la Monarchie était déjà imaginé, c’était un faisceau d’indices.

Aujourd’hui, on cherche le faisceau, tant les idées sont fractionnées et morcelées. Chacun a son idée du « monde d’après », mais personne ne sait encore comment le faire devenir commun.

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