« Ce livre est dédié au premier être humain à qui est venue l’idée de creuser un tronc pour en faire un bateau et à ses successeurs. » En une phrase, l’ambition de Terra Ignota est posée : raconter le futur de l’humanité à partir des transformations profondes que peuvent provoquer les inventions techniques, technologiques, scientifiques. L’année 2454 durant laquelle se situe l’oeuvre d’Ada Palmer, historienne de formation, vous paraîtra lointaine, tant cette société a évolué. Vous ne serez pas non plus totalement lâchés dans l’inconnu : la romancière replace ce futur dans la continuité logique de l’histoire humaine. En 2020, ère de grands chamboulements technologiques et sociaux, lire ce chef d’oeuvre de la SF contemporaine est une nécessité.
Alors, oui, le premier livre Trop semblable à l’éclair fait plus de 600 pages. Oui, elles sont denses. Mais qu’est-ce que 672 pages si celles-ci sont fourmillantes d’idées brillantes, jusqu’à apporter une pierre marquante à l’édifice tout entier de la littérature de science-fiction ? À l’occasion de la sortie chez Le Bélial’ du second livre, Sept Redditions, et du Grand Prix de l’Imaginaire 2020 de la traduction décerné à Michelle Charrier pour son prodigieux travail sur le premier livre, nous avons fait appel au blogueur littéraire et scientifique L’épaule d’Orion pour lister, avec Numerama, 4 raisons de lire cette oeuvre.
Le point de départ : les voitures volantes
Dans l’histoire de l’humanité, il existe des inventions qui ont tout bouleversé. Souvent, ce fut autant en raison de la nouvelle technique ou technologie elle-même que de toutes ses implications. Beaucoup de ces inventions clés sont liées aux transports. La roue. Le train. La voiture. En métamorphosant les déplacements, elles ont métamorphosé la société.
C’est ainsi que l’année 2454 imaginée par Ada Palmer repose à son tour sur une évolution majeure de la mobilité que sont les voitures volantes. L’éloignement géographique n’est plus une notion pertinente puisqu’un tour du monde ne prend que quelques heures. Le point de départ imaginé par Ada Palmer est bien là : « une société dans laquelle la notion de frontière n’a plus de sens, où le lieu de naissance ne détermine plus la citoyenneté, et où chacun choisit son appartenance à une nation politique, une Ruche, au-delà des considérations géographiques », développe L’épaule d’Orion.
À partir de ce point de départ, Ada Palmer n’écrit pas tant une histoire qui se déroule dans le futur, que tout un futur, dans son ensemble. « On peut avancer, de manière certes réductrice, que le rôle de la science-fiction est d’imaginer les changements technologiques et leurs conséquences sociales », écrit L’épaule d’Orion. Et justement, Ada Palmer se fait historienne et sociologue de l’avenir. Dans le passé, on a inventé le train, certes, mais cela modifié le commerce, le travail, la géopolitique, la façon de penser le monde. De la même façon, au 25e siècle de Terra Ignota, les voitures volantes ont été inventées et tout a changé.
Un livre-univers fourmillant d’idées
Et tout a changé, disions-nous. Il se trouve qu’Ada Palmer, justement, ne laisse pas passer une miette de ces changements. On ne surinterprète pas son oeuvre en vous indiquant qu’elle se fait historienne et sociologue du futur. Politique, famille, genre, religion : tout est là. Car Ada Palmer a embrassé l’essence même de la science-fiction qu’est l’extrapolation. Donc, à partir de son point de départ, elle a su en tirer toutes les conséquences avec une clairvoyance brillante. « Son roman est un roman univers. Il réfléchit à tous les aspects de la société, depuis la famille, jusqu’à l’organisation politique des nations, en passant par les technologies qui accompagnent ces changements », s’enchante L’épaule d’Orion.
Quand l’identité géographique n’a plus aucune pertinence ou la mort des États-nations
En politique, l’abolition des distances a tué l’État-nation… mais pas le principe de la division en groupes ! Puisque l’identité géographique n’a plus aucune pertinence, les États sont remplacés par d’autres collectivités, appelées ruches et rassemblées autour d’idées proches et d’intérêts communs. D’ailleurs, la religion en tant que pratique collective autour d’une croyance commune n’a plus vraiment sa place dans ce monde. Chacun a son propre cheminement, ce faisant les prêtres sont remplacés par des guides spirituels individuels.
Quant à la famille et au genre, ces notions ont volé en éclat par rapport à leur entendement actuel. « Ada Palmer remet en cause la notion de famille nucléaire, soulignant que ce modèle occidental n’est devenu dominant que relativement récemment dans l’histoire du monde », commente L’épaule d’Orion. Un peu à l’image des ruches, les familles sont maintenant des groupements choisis, de dix à vingt personnes, où l’on élève ensemble les enfants. De même, le genre ne structure plus cette société, et cela se transcrit par un langage qui, utilisant un pronom neutre, ne présage pas de l’identité des autres.
Une autre vision de l’utopie
L’univers de Terra Ignota est, a priori, une forme d’utopie. Paix relative, abondance, prospérité, effusion intellectuelle. En général, dans toute oeuvre de fiction, c’est là qu’on découvre qu’il existe en fait un vice caché et que l’on est depuis le début dans une dystopie totalitaire. Là, ce n’est pas vraiment le cas. L’approche d’Ada Palmer est plus rare : Terra Ignota est à la fois une utopie et une dystopie. La société porte en elle ces deux potentialités et, progressivement, la balance penche du côté dystopique. « Une fois mise en place cette société futuriste, Ada Palmer va tout faire pour la détruire ; c’est là l’histoire du livre : l’écroulement d’une société en 7 jours. Pour chaque aspect qui la rapprocherait de l’utopie, cette société en possède un qui relève de la dystopie », illustre L’épaule d’Orion.
Le narrateur n’est pas fiable
Traverser ces jours d’écroulement, c’est un peu comme être constamment en train d’osciller entre les deux côtés d’un miroir déformant. Le lecteur doit aussi mener son enquête, discerner la duplication de la réalité, ce qui va tourner au vinaigre ou apporter du bien. « C’est un livre exigeant, qui demande beaucoup du lecteur. Il est important de comprendre que le narrateur, Mycroft Canner, inspiré du personnage de Jacques le Fataliste de Rousseau, n’est pas un narrateur fiable. Il fait son propre récit, s’adresse régulièrement au lecteur, en vieux français car c’est ainsi qu’il imagine que son lecteur parle, il ment, travestit, oublie, manipule et perd quelque peu la raison », explique L’épaule d’Orion.
Le narrateur n’est pas fiable et il est finalement à l’image de cette société de 2454. Elle non plus n’est pas fiable. Une évolution technologique propre à améliorer la communication est ainsi, en parallèle, un instrument de surveillance. Mais une société peut-elle vraiment être « fiable » ? Doit-on vraiment se fier aveuglément à ce qui fonde notre univers social, politique, familial, culturel comme si l’on avait atteint le meilleur modèle imaginable ? Ada Palmer montre qu’une société existe avant tout par sa narration, son récit commun.
De l’érudition
Ada Palmer est une historienne spécialisée sur la Renaissance, alors elle a invité les Lumières au banquet de son oeuvre futuriste. L’année 2454 représente en quelque sorte un nouveau siècle des Lumières transposé à cet avenir. « Pour accompagner sa réflexion sur l’évolution de la société, Ada Palmer s’appuie sur Adam Smith, Thomas Paine, Voltaire, Diderot, Rousseau, Thomas Hobbes ou encore le Marquis de Sade, relève L’épaule d’Orion. Le récit fait la part belle à de longues discussions philosophiques. Ada Palmer invoque le passé pour parler du futur, car c’est ainsi que les sociétés évoluent. »
Rassurez-vous cela dit, l’univers de Terra Ignota n’est pas un manuel scolaire. La philosophie des Lumière est intégrée à la narration car les Lumières ont un rôle crucial dans la société décrite ; leurs idées surviennent au fil des pages, sans que le romancière s’interrompe, en quelque sorte, pour nous les expliquer, comme ce serait le cas dans un roman pompeux. C’est plutôt un roman érudit : brillant, cultivé, qui ne nous prend pas pour autant pour des idiots et, bien au contraire, nous élève un peu plus. Voilà aussi pourquoi il s’agit d’un chef d’oeuvre de la science-fiction : refermer un livre de SF, c’est repartir avec une vision plus riche, plus large, plus diversifiée du monde, après avoir eu le courage de se confronter à l’altérité, à une société que l’on n’aurait pas imaginé.
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