Hergé lui-même l’avouait. Le succès de Tintin, il ne le comprenait pas. « Pour moi, il doit y avoir un malentendu », confiait-il à Numa Sadoul, écrivain et spécialiste de la bande dessinée francophone lors de leurs entretiens publiés dans le livre Tintin et moi en 1975.
37 ans après la mort de l’auteur belge, son souhait de ne pas voir son œuvre se poursuivre après sa mort a toujours été respecté. Pourtant de nouvelles cases – voire aventures – du journaliste fleurissent régulièrement sur Internet. Il suffit néanmoins de se pencher sur celles-ci pour rapidement comprendre l’évidence : ces nouvelles œuvres ne sont définitivement pas le fruit du travail de Georges Remi, dit Hergé.
C’est très facile de détourner Tintin
Devenues une icône universelle de la culture contemporaine — bien au-delà du cercle des amateurs de bandes dessinées — Les aventures de Tintin n’échappent pas à la « mèmification » sur les réseaux sociaux. Haddock, Tryphon Tournesol, Milou, Nestor ou encore l’Inca Rascar Capac, tous sont susceptibles d’être un jour parodié par les internautes.
« C’est très facile de détourner Tintin. La ligne claire d’Hergé permet de faire des montages, détournements et incrustations très rapidement. Les couleurs sont unies, il n’y a pas de nuancier ni d’ombre par exemple. Ça joue énormément dans le succès des mèmes avec Tintin, car ça permet de faire un détournement très rapidement et de rebondir sur l’actualité », explique Anthony*, un mèmeur français parmi tant d’autres.
« C’est ce qui explique l’arrivée très rapide de fausses couvertures d’albums « Tintin à Wuhan », dès le début d’épidémie de Covid-19, par exemple » abonde Laeticia*, qui partage également ses créations sur les réseaux sociaux et notamment Reddit.
Tintin est un boy-scout
« Le ton de l’œuvre originel y est pour beaucoup aussi. Tintin n’est pas une BD humoristique au même sens qu’Astérix — où les gags sont déjà omniprésents — par exemple. Il y a un côté un peu sérieux et boy-scout dans Tintin qui permet de jouer sur le décalage en incrustant un humour parfois assez trash, absurde et débile. Ce contraste entre le ton original un peu enfantin – voire naïf — et l’humour complètement con qu’on peut en tirer explique selon moi la popularité des mèmes Tintin sur Internet », complète Julien*, un autre mèmeur que nous avons contacté sur Messenger.
C’est également pour cette même raison que les fan-fictions gays mettant en scène Tintin et le Capitaine Haddock pullulent sur les sites spécialisés dans ce type de récit. « Je trouve qu’il y a une vraie tension homo érotique entre les deux personnages. Haddock sera toujours là pour Tintin et inversement. Hergé ne l’aurais jamais accepté mais j’aime y voir plus qu’une amitié », s’amuse Sybille qui publie régulièrement ses récits fantasmés sur fanfiction.net.
La peur de Moulinsart SA
La plupart des « mèmeurs » que nous avons interrogés sont des habitués des « neurchis », des groupes privés sur Facebook qui rassemble des internautes autour de thématiques très variées avec une volonté de s’en amuser. Pourtant tous refusent de voir ces groupes nommés dans cet article. La raison ? Ils ont peur de la réaction de Moulinsart SA. L’entreprise qui gère les droits de la marque Tintin est en effet réputée pour son intransigeance vis-à-vis de l’utilisation de ses personnages.
« Le fait que Moulinsart SA nous tombera dessus un jour est un running gag sur le Neurchi où je suis actif. J’ignore si ça effraie vraiment certains membres. Personnellement, je n’y crois pas du tout », évoque Julien. « Le problème, c’est que l’on n’a aucune idée de leur ligne rouge. On pense être protégé par le droit à la parodie, mais Moulinsart SA est parvenu à faire retirer de YouTube des vidéos du Père Doriot (un vidéaste adepte des YouTube Poop. NDLR) qui rentre dans cette catégorie. On préfère donc ne pas tenter le diable », se désole Anthony.
Contacté par Numerama, Moulinsart SA le confirme : « Nous ne réagissons que dans le cas de détournements et d’adaptations de l’œuvre, les parodies constituant une exception autorisée par la loi, moyennant le respect de certaines conditions. Nous ne souhaitons pas que Tintin soit associé à certains thèmes, dont la politique. Cela est d’ailleurs expressément interdit par notre charte graphique. »
Tintin, coqueluche de l’extrême droite
Pourtant, il suffit de quelques recherches pour réaliser que, sur Internet, Tintin est une source de même hautement politique. Si aujourd’hui la vision colonialiste des Aventures de Tintin n’est plus sujette à débat — hormis dans le cadre d’articles et d’éditos de nombreux médias —, c’est précisément cet imaginaire et ce décorum raciste qui plaisent à une tout autre frange d’internautes: les membres de l’extrême droite.
Sur des forums « White Power » — que nous ne citerons pas pour éviter de leur faire de la publicité —, Tintin est un sujet trivial. Entre forumeurs, on y décortique la collaboration d’Hergé avec les pro-nazis de Belgique. On compare le faciès du jeune reporter avec celui de Léon Degrelle, fondateur d’un parti fasciste belge et qui aurait directement inspiré Georges Remi lors de la création de son héros culte.
Les dessins antisémites de l’auteur s’échangent comme de rares trophées et on se remémore le temps où Tintin « pouvait encore s’agenouiller devant une crèche sans alerter les islamo-gauchistes ». Pendant que de nombreux médias s’écharpent pour savoir si oui ou non, « Hergé était un facho » (sic), nul doute que son passif trouble attire les louanges des suprémacistes blancs connectés. Au point qu’eux aussi souhaitent utiliser l’œuvre de Georges Remi pour véhiculer leurs idées.
« Il faut jouer sur le flou »
Dans certaines sous-catégories de ces forums, entre croix celtique et hommage au négationniste Robert Faurisson, c’est tout un plan de bataille que les internautes extrémistes mettent en place. Avec Les Aventures de Tintins en guise de cheval de Troie.
« Il faut jouer sur le flou. Tintin est suffisamment connu de tous pour donner une image sympathique à nos idées », expose un internaute, croix gammée sur un drapeau français en guise d’avatar. Dans les réponses s’ensuit une litanie de fausses couvertures de bandes dessinées où Tintin triomphe du « péril musulman » ou s’insurge de « l’islamisation des terres chrétiennes. »
Des affiches que l’on a d’ailleurs récemment retrouvé punaisé au commissariat central de Nantes comme le révélait le quotiden Ouest France.
Clé de voute de cette volonté de « sensibiliser la jeunesse française au Grand remplacement », on retrouve l’aventure « parodique » de Tintin nommé « Le jour viendra ». Créé en 1995 par de jeunes militants du Front National, cet « hommage » raconte la « révélation du Capitaine Haddock concernant l’immigration en France ». Tintin guide alors son ami vers le FN en lui confiant un premier travail de militant : reproduire cette BD et la diffuser au plus grand monde. « Il faut qu’on fasse pareil, nous devons inonder les réseaux sociaux de cases de Tintin sur les Arabes !!!! » (sic), s’emporte un autre militant. Dont acte.
Des bandes dessinées racistes accessibles sur eBay
Sur les réseaux sociaux, sous les partages d’articles de presse, les cases de bande dessinée issues des albums où Tintin est au Moyen-Orient se multiplient. Les cases problématiques de Tintin au Congo, avec son messages colonialiste qu’Hergé lui-même a admis par la suite, refont surface. Toujours dans cette volonté d’attiser la haine. Les forumeurs s’en félicitent.
« Est-ce que quelqu’un dispose d’une version PDF d’Un Jour Viendra ? », s’interroge un internaute avec Dieudonné en image de profil. « Moi non, mais on le trouve facilement sur eBay et autres », lui répond-on. Ce que nous avons pu vérifier et confirmer au moment de la rédaction de cet article.
Lorsque l’on prétexte être intéressé par l’achat d’un exemplaire, un de ces revendeurs nous explique : « J’ai numérisé l’exemplaire que l’on m’avait donné en mains propres il y a 20 ans. J’utilise l’imprimante professionnelle de mon bureau pour le reproduire et prêcher la bonne parole lol (sic). J’en ai vendu pas mal en vide-greniers aussi », avant de couper court à la discussion après avoir eu des doutes sur notre identité.
Nous avons également contacté Moulinsart SA au sujet de ces publications ouvertement xénophobes. L’entreprise nous a confirmé « [être] informés de certains de ces détournements et [nous] ne manquons pas de réagir auprès des personnes concernées. » Difficile néanmoins de vérifier l’efficacité de ces mesures prises par l’entreprise.
44 ans après la sortie de son dernier album canonique, l’œuvre d’Hergé semble encore promise à un long avenir numérique. Reste à espérer qu’elle ne sera pas définitivement synonyme d’incitation à la haine et rejoindra le panthéon des oeuvres reprises par l’extrème-droite.
(*) À la demande des interviewé.e.s, les prénoms ont été changé.
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