« On s’est demandé : tout ça, ça sert à quoi ? » Dans le podcast Majelan se transforme, Arthur Perticoz, cofondateur du projet, n’est pas avare en expressions cash. Avec son associé Mathieu Gallet, ils ont annoncé, ce 1er juin 2020, une « nouvelle version de l’application » qui sera désormais « entièrement dédiée à l’accomplissement personnel ». Dans les faits, c’est moins une nouvelle version qu’un tout nouveau projet, après l’échec de la première mouture, duquel les deux hommes expliquent aujourd’hui avoir pris conscience à peine six mois après son lancement, le 4 juin 2019. Ce 7 juillet 2020, le « nouveau Majelan » est arrivé (sur iOS, puis bientôt sur Android), avec des contenus accessibles pour 7 euros par mois.
Ce numéro exceptionnel de podcast du 1er juin dernier, « c’était pour nous l’occasion d’être vraiment très transparents dans ce qu’on a vécu, dans ce qu’on a appris », nous explique Mathieu Gallet, ancien président de Radio France au cours d’un appel vidéo avec Numerama réalisé le 10 juin dernier. « C’était une année d’apprentissage intense pour tout le monde », concède-t-il.
Depuis son lancement, Majelan a en effet connu plus de bas que de hauts. L’un des épicentres des crispations se situe sur son concept d’origine : une nouvelle application qui permet d’écouter des podcasts originaux, mais qui agrège aussi les flux RSS de podcasts d’autres créateurs, sans rien leur reverser ni même leur en demander l’autorisation. Cette pratique est légale : les flux sont à la disposition de tous. Majelan les proposait gratuitement dans son application, même si elle invitait aussi les utilisateurs à payer un abonnement de 4,99 euros par mois pour avoir accès à d’autres contenus inédits.
Le podcast version « startup Nation »
Pour certains observateurs, pas de problème à l’horizon ; la plateforme fonctionne à l’image d’autres agrégateurs de podcasts gratuits, comme Tootak ou Podcast Addict. Pour d’autres cependant, cette masse de contenus obtenus sans avoir à les demander, mais qui ont servi de véritable outil de com’ au lancement (Majelan vantait 13 millions d’épisodes disponibles, tandis que Mathieu Gallet parlait d’une « offre gratuite à 99,9 % ») a indirectement servi à ses cofondateurs pour attirer des utilisateurs et ensuite leur pousser leur offre payante.
« Ils ont profité des contenus gratuits pour faire monter leur base d’abonnés et ensuite se faire de l’argent », résume Yann R, l’un des défenseurs les plus vocaux de l’écosystème ouvert des podcasts, à Numerama. Yann R le sait, il défend une conception radicale du podcast (dans lequel il ne classe pas la fiction audio), comme un univers pur que les entreprises auraient tendance à maltraiter en ayant recours à des partenariats avec des marques, du brand content ou des publireportages.
« Majelan était là pour produire un retour sur investissement », regrette-t-il. Et, dans les faits, l’expert n’a pas vraiment tort, tant ses créateurs n’ont en réalité jamais caché leurs intentions : « Majelan est une tentative entrepreneuriale », avait assumé Arthur Perticoz le 10 décembre 2019 au cours d’une présentation orale au Hub Institute, dans laquelle il vantait les mérites du podcast comme « outil marketing extraordinaire ». En visioconférence, il confirme à Numerama le côté « expérience digitale applicative » de Majelan, et revient sur les mécanismes du monde des startups dans lequel il évolue depuis longtemps (il a créé l’éditeur français Wynd), et où le « pivot » est une manœuvre classique pour les entreprises : « C’est la base d’une startup, d’apprendre dans les premiers mois de sa vie quel est le meilleur chemin pour elle. C’est presque fondamental. On savait qu’on évoluerait forcément. La probabilité d’avoir raison sur la première version était extrêmement faible, et c’est normal. »
10 millions d’euros levés en un an
Ce qui brusque, dans le fond, c’est que cette logique très « startup nation » est aux antipodes des valeurs portées par certains podcasteurs de la première heure, ceux pour qui le podcast doit être un monde ouvert, libre des contraintes de formes, voire décorrélé des questions d’argent. Or Majelan s’est fait connaître principalement pour deux raisons : la célébrité de son cofondateur et président Mathieu Gallet, et les fonds que l’app est parvenue à lever. En décembre 2018, Majelan obtenait 4 millions d’euros, principalement auprès du fonds Idinvest (environ 75 %), mais aussi d’une dizaine d’hommes d’affaires (Xavier Niel, Jacques Veyrat, Fabrice Larue) qui représenteraient environ 1 million au total.
Dans le monde du podcast, c’est déjà une belle somme. Mais un an plus tard, Majelan a annoncé prolonger la levée de fonds de 6 millions d’euros supplémentaires, toujours auprès d’Idinvest, avec un très petit support de BPIFrance, un organisme français public de soutien au financement d’entreprises. Contactée, la BPI nous a expliqué que « les personnes en charge de cet investissement [n’étaient] pas disponibles ».
Avec cette première levée, Majelan a développé l’application en elle-même, qui se voulait très ambitieuse à l’origine : une plateforme disponible sur iOS et Android, capable de diffuser les podcasts payants de Majelan et d’agréger et diffuser les flux RSS gratuits absorbés. Les cofondateurs ont donc beaucoup investi dans la technologie, forts d’un « matelas » financier très confortable pour débuter, et, levée de fonds oblige, des comptes à rendre et des résultats à produire (contacté, le fonds Idinvest n’a pas donné suite à nos questions).
Située dans un appartement du très onéreux 1er arrondissement de Paris, l’équipe de 25 personnes était alors constituée en grande partie de membres prédisposés au développement (une quinzaine selon Télérama). « Il faut une équipe d’entre six et dix personnes », nuance Arthur Perticoz, « ceux qui développent une app iOS ne sont pas les mêmes que ceux qui développent une app Android, que ceux qui développent un site web ». Le choix a donc été de miser sur une grosse équipe tech, épaulée par des prestataires externes, et constituée de développeurs juniors et seniors : « On a fait le choix d’avoir une équipe qui soit constituée de gens principalement en reconversion, parce qu’on croit beaucoup à ça.» Aujourd’hui, ces salariés travaillent sur le « nouveau » Majelan, dont la version iOS est sortie le 7 juillet 2020, qui arrête totalement l’agrégation de flux RSS, mais hébergera des contenus payants de Majelan ainsi que des programmes faits par des tiers, en ayant passé au préalable un accord avec eux.
À Numerama, Arthur Perticoz confirme que les quatre premiers millions levés sont loin d’avoir été dépensés en intégralité dans le développement (« fort heureusement ») — il a fallu aussi investir dans le marketing et les premiers contenus payants, comme des nouvelles de Maupassant lues par Claire Chazal et Michel Drucker, ou le podcast Egocratie, qui a été le plus écouté de Majelan. Lorsque la startup a levé les nouveaux 6 millions d’euros, l’argent de la première levée n’avait pas encore été dépensé, assurent ces cofondateurs.
Aujourd’hui, la nouvelle startup dispose tout de même d’un budget rare dans l’univers des podcasts, qu’ils soient gratuits ou payants. Au sein des nouvelles entreprises françaises qui produisent des podcasts (Nouvelles Écoutes, Louie Media, Binge Audio), où les tarifs varient en fonction du sujet et de la personnalité choisie, les négociations pour le contrat d’un épisode d’une heure débutent aux alentours de 800 euros, et peuvent atteindre quelques milliers d’euros en fonction du projet et de l’entreprise. À beaucoup plus grande échelle, le géant Spotify a surpris toute l’industrie en 2018 en signant un deal de podcast avec la comique américaine Amy Schumer pour un million de dollars, une somme démesurée pour les experts du secteur.
Cap sur le développement personnel et le payant
D’après leurs propres explications, Arthur Perticoz et Mathieu Gallet auraient décidé du « pivot » de Majelan à peine six mois après le lancement de la première version. La décision a eu lieu en décembre 2019 : « On était avant Noël, on était en train de boucler notre levée de fonds de 6 millions d’euros », peut-on entendre Arthur Perticoz décrire dans le podcast Majelan. « Le matin on signait la levée avec nos actionnaires qui ont été fidèles et l’après-midi on avait un conseil d’administration où on leur présentait les changements.» Cela fait donc six mois que l’entreprise a conscience qu’elle va changer de feuille de route.
Au-delà des différends avec les podcasteurs qui ne souhaitaient pas voir agréger leurs contenus par flux RSS sans donner leur accord, la raison de ce « recentrage de Majelan » serait également à trouver dans la charge de travail imposée aux équipes, et au vu de l’ambition trop importante de la startup à ses débuts — ses concurrents directs étant les mastodontes Spotify ou Apple Music, qui se diversifient dans le podcast depuis quelques années, avec des budgets et des infrastructures beaucoup plus importantes. « En novembre 2019, la boîte était un peu en surchauffe », admet Mathieu Gallet. « On sortait deux programmes par semaine, ce qui était énorme. Tout s’accélère, tout va très vite, et soudain on se demande quelle est l’utilité de tout ça, dans l’univers de l’audio qui change très vite. »
Ce « pivot » est désormais acté : dans quelques jours, le nouveau Majelan sera mis en ligne, avec pour vocation de produire des podcasts payants dédiés au développement personnel, un filon plus resserré, mais porteur, sur lequel misent de nombreuses industries, notamment celle de l’édition, depuis plusieurs années. On n’y retrouvera « pas des cours de Pilates », a tenu à rappeler Mathieu Gallet, mais des « masterclass » avec des personnalités variées comme la cheffe Anne-Sophie Pic ou la scientifique Aurélie Jean. L’application mobile, qui a été développée pendant de longs mois, ne servira plus comme agrégateur global, mais principalement comme diffuseur exclusif des contenus originaux de Majelan.
Les cofondateurs de la startup française se disent confiants, et affirment avoir connu une croissance d’abonnés payants de 30 % chaque mois sur Majelan. Pour eux, cela ne signifie qu’une chose : « On sait que les gens peuvent payer pour de l’audio narratif.»
Ça tombe bien : Mathieu Gallet est actuellement en promotion pour son nouveau livre intitulé Le nouveau pouvoir de la voix (Debats Publics Editions), rédigé pendant la période de confinement française et paru le 25 juin 2020. « La voix, c’est le pouvoir, la nuance, la complexité », a assuré l’ex-patron de Radio France, interrogé sur France Inter ce 1er juillet. Reste à voir si le public paiera.
Cet article a été initialement publié le 1er juillet 2020
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