Le film Autant en emporte le vent n’a pas été censuré. Les faits ont pourtant laissé place à une volée de commentaires mal informés, un vent d’indignation soudaine et, en filigrane, un constat affligeant : les faits n’ont plus d’importance.
Cette histoire est un cas d’école, qui met en lumière la relation d’auto-alimentation entre les médias, les réseaux sociaux et les lecteurs ; un triumvirat au sein duquel la moindre erreur de l’une des trois parties peut avoir un effet boule de neige désastreux.
Voici ce qu’il s’est passé.
La plateforme de vidéo à la demande par abonnement HBO Max a été lancée fin mai 2020 ; elle est uniquement accessible aux abonnés américains, et est très peu connue en France. Mardi 9 juin, le service a décidé de retirer le film Autant en emporte le vent de son catalogue. Variety, un grand site culturel américain, partage l’information avec ce titre : HBO Max retire Autant en emporte le vent de son catalogue. À peine trente minutes plus tard, l’article est mis à jour avec une précision cruciale : « un porte-parole de HBO Max a précisé que le film reviendrait, mais avec une discussion sur le contexte historique et la dénonciation de ses scènes racistes ».
Ce n’est donc que pendant 30 minutes, entre 5h52 et 6h22 du matin (heure française), que cette information a été partagée de manière incomplète. Variety a mis à jour son article et la version précise est mise en avant en haut de l’article, en gras. Lorsque les premiers médias français ont repris l’information, tout était déjà clair : le film n’est pas censuré, il va revenir de manière re-contextualisée, et le long-métrage ne sera pas modifié.
Et pourtant. Plusieurs titres ont laissé entendre que le film avait uniquement été retiré, et donc « censuré » à tout jamais — bien que le plus souvent, les sites d’informations précisaient dès le premier paragraphe de l’article qu’il allait être remis en ligne avec une contextualisation supplémentaire.
Le cycle du débat médiatique en un exemple
On arrive au deuxième acteur de cette mésinformation : le lecteur lui-même. En partageant les articles en mettant en avant uniquement leur titre, certains ont contribué, malgré eux ou consciemment, à nourrir un certain sentiment d’indignation. La censure : le mot est terrifiant et ramène directement à un sentiment de refus de démocratie, de muselage, de transgression de la liberté d’expression. À peine les premières réactions tombent que l’on sait déjà que les citations de Desproges ne sont plus très loin.
Vient le rôle du troisième acteur. Les outils proposés par les réseaux sociaux, Facebook mais surtout Twitter, participent activement à créer et nourrir la viralité d’un propos ou d’un contenu. Hasard du calendrier ou choix délibéré ? Ce 10 juin 2020, Twitter a annoncé tester une nouvelle fonctionnalité sur Android, sous forme d’une notification qui demande à un internaute s’il est bien sûr de vouloir retweeter un article qu’il n’a pas ouvert au préalable. L’initiative vise ouvertement à pallier les dérives du partage d’informations erronées et des informations volontairement mensongères en ligne.
En résumé, le cycle se déroule de cette manière :
- Des sites d’information ont mis en avant, en titre, le retrait du film de la plateforme, sans parler du fait que le film reviendrait ;
- Des lecteurs ont cru (de bonne foi ou non) ces accusations, peut-être sans avoir lu le reste de l’article, ce qui a généré des débats sur une censure qui n’existe pas ;
- Twitter a permis à des lecteurs de partager ces articles et donc cette information erronée ;
- Les sites d’information se fendent ensuite de rebonds et d’avis éditorialisés basés sur une censure qui n’a jamais existé.
Si on leur accorde le bénéfice du doute, on peut considérer que les 3 premières étapes se soient déroulées de bonne foi ; les sites d’information ayant peut-être l’impression de n’avoir pas masqué de faits (les titres sont, techniquement, justes, bien que peu nuancés), les lecteurs ayant peut-être partagé les articles en pensant sincèrement qu’il s’agissait d’une censure, et l’outil « retweet » a toujours été conçu comme ça.
De l’intérêt des discussions sur la censure
Cette controverse a un avantage : le fait de discuter de la place que l’on peut réserver dans l’histoire à des œuvres racistes est une bonne chose, surtout à l’heure où le web permet théoriquement un accès quasi-illimité à la connaissance. Cependant ce débat n’a pas attendu Twitter, ni HBO Max, ni Internet pour exister.
Mélodie du Sud, un film de 1946 critiqué pour sa représentation raciste des personnes noires, n’a volontairement jamais été édité en DVD par Disney. Depuis vingt ans, le PDG Bob Iger est régulièrement interrogé sur le sujet, répondant à chaque fois qu’il n’est toujours pas question d’éditer l’œuvre.
L’avènement des plateformes de SVOD force les multinationales à faire des choix. La décision de censurer à postériori certains contenus a d’ailleurs été prise à plusieurs reprises : l’affaire compliquée entre Netflix et South Park (qui n’était pas, au final, le choix de Netflix), Disney+ et les fesses d’une actrice… Ces choses arrivent, et à chaque fois, provoquent des discussions nécessaires, et plutôt utiles, qui peuvent servir de garde-fou et permettre de se prémunir de potentielles dérives.
Cependant, elles ont aussi pour conséquences de générer pléthores de critiques démesurées qui, profitant d’une actualité pourtant erronée, basculent dans la dénonciation d’une « bien pensance » théorique, comme si le racisme pouvait être considéré, finalement, comme une opinion. Car si la question de diffusion d’une œuvre peut mériter d’être débattue, on observe que les « rebonds » sur les plateaux de télévision ou dans certains médias, eux, sont allés chercher du côté d’une autre question : « le film Autant en emporte le vent est-il raciste ? »
Or ce débat-là est non seulement opportuniste, il puise également ses origines dans une information erronée. Il caricature donc d’emblée les termes de la discussion, en surfant sur la peur, à laquelle beaucoup peuvent être sensibles, de l’effacement pur et simple du patrimoine culturel, qui serait prétendument sacrifié sur l’autel du « politiquement correct » — et oublie au passage qu’il y a des lois contre le racisme, l’homophobie et les discriminations sur la base du genre, l’ethnie, la religion.
Les plateformes ont une opportunité unique
Derrière les opinions des éditorialistes, il y a pourtant des faits : il y a des scènes racistes dans Autant en emporte le vent, dans Mélodie du Sud, dans Dumbo. Les plateformes ne sont par les premiers acteurs à s’interroger sur la manière de les diffuser, mais ce sont peut-être les premiers à avoir la possibilité d’apporter une solution équilibrée : garder la production telle qu’elle est, à l’origine, mais la diffuser en la remettant dans son contexte d’origine. Disney+ a ainsi décidé d’apposer un avertissement sur les fiches de présentation de certains vieux films cultes qui présentent des scènes racistes, comme Dumbo : « Ce programme vous est présenté tel qu’il a été réalisé. Il peut contenir des représentations culturelles obsolètes.»
Le retrait momentané d’Autant en emporte le vent sur HBO Max (une plateforme qui, rappelons-le, n’est disponible qu’aux États-Unis) a donc servi, comme c’est souvent le cas dans le flux de l’actualité quotidienne, de prétexte pour faire renaître les mêmes débats, les mêmes crispations, les mêmes oppositions d’un camp contre un autre, spontanées, mécaniques.
En demandant à ses utilisateurs de réfléchir avant de tweeter, Twitter a, en quelques sortes, révélé les dérives d’un système huilé, quasiment automatisé ; une boucle infinie de renouvellement du débat public basé sur des faits tronqués, que chaque acteur (sites d’informations, outils technologiques et utilisateurs) contribue à entretenir.
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