La littérature post-apocalyptique a beau avoir le vent en poupe en ce moment — probablement en raison de la montée dans la société de l’idée d’effondrement –, le genre arrive malgré tout à se renouveler constamment grâce à quelques petites pépites paraissant chaque année. Le Livre de M, premier ouvrage de l’américaine Peng Shepherd, en est la preuve. Le roman vient de paraître, ce 17 juin 2020, aux éditions Albin Michel, traduit par Anne-Sylvie Homassel.
Le pitch apocalyptique relève essentiellement du fantastique, ce qui n’est pas si courant. En Inde, un premier humain voit son ombre disparaître. Au début, il n’est qu’un simple phénomène médiatique en plus d’une curiosité scientifique. Puis, d’autres personnes, à travers le monde, vont à leur tour perdre leur ombre, à un rythme croissant. Elles ne font pas que perdre leur ombre : cela signe aussi le début d’une étrange perte de mémoire, qui s’empire de jour en jour. Quand une part si importante de l’humanité n’a plus accès à ses souvenirs les plus essentiels, le monde sombre dans le chaos — façon Le Fléau de Stephen King.
Ce sont alors plusieurs parcours que nous suivons : Ory, qui traverse le pays pour retrouver Max, sa femme, une « sans-ombre » ; Max elle-même qui, fuyant sur les routes, a rejoint un groupe de sans-ombres en quête d’un espoir potentiel qui se situerait à la Nouvelle-Orléans ; Naz, jeune iranienne venue en Amérique pour ses études et se préparer aux Jeux olympiques de tir à l’arc ; et, enfin, « Celui qui rassemble », dont on ne peut rien vous dire pour ne pas gâcher l’histoire. Dans cette pluralité de points de vue réside tout le rythme littéraire du roman. Chaque personnage offre des enjeux tout aussi importants que les autres et apporte son lot de réponses. L’un d’entre eux est même raconté à la première personne, ce qui ajoute plusieurs niveaux de proximité avec les personnages.
La réalité dépend de nos souvenirs ?
La mémoire fait partie intégrante de la littérature post-apocalyptique : quand tout s’est écroulé, que reste-t-il, si ce n’est ce dont on se souvient ? Emily St John Mandel avait abordé la persistance de la culture et de la religion dans Station Eleven, par exemple. Mais Peng Shepherd tire son épingle du jeu de façon beaucoup plus frontale : la perte des souvenirs est elle-même l’apocalypse. Par le ressort fantastique, l’autrice assimile l’ombre à une sorte d’empreinte de tout ce que l’on a vécu. Quand elle disparaît, il ne reste plus que l’enveloppe charnelle qu’est le corps. Mais cette enveloppe n’est plus suffisante pour rester soi-même.
Dans Le Livre de M, l’apocalypse est la perte des souvenirs
La quête de tous les personnages, que ce soient les sans-ombres ou même leurs proches, est alors d’apprendre à ne pas se perdre dans un monde où l’on ne peut plus compter sur les souvenirs pour exister. Du côté d’Ory et Max, par exemple, leur relation amoureuse représente le dernier lien humain sur lequel se reposer. Mais Peng Shepherd ne se contente pas d’explorer ce que l’on devient en perdant la mémoire : en l’absence de souvenirs, face à la perte d’identité que cela provoque, les sans-ombres vont s’inventer des souvenirs… Il se pourrait bien que ceux-ci aient une « influence » sur la réalité.
Jusqu’à quel point notre expérience personnelle, et les souvenirs qu’on en garde, forgent notre perception même de ce que l’on considère comme la réalité ? Voilà le questionnement sous-jacent de ce roman. Sur cette base, Peng Shepherd suggère subtilement que les livres sont, en partie, la réponse. Elle montre leur signification pour le « récit humain ». Ils sont, après tout, la somme des souvenirs collectifs. Ils sont la mémoire de l’humanité. Ce ne sont pas que les livres, d’ailleurs. Max, par exemple, dont le récit est à la première personne, fait perdurer ses souvenirs et ce qu’elle est par le son, grâce à un dictaphone. Un autre personnage s’exprime par le dessin.
Une lecture captivante
Le roman de Peng Shepherd est brillant : le fond philosophique s’entremêle avec le plaisir de suivre une belle aventure. Une fois passée la curiosité que provoque le point de départ qu’est la perte des ombres, l’autrice utilise quelques ressorts narratifs proches de la banalité pour nous laisser le temps de trouver nos repères dans son monde post-apocalyptique. Résultat, le récit fait appel à certains ingrédients typiques du post-apo : survie primitive, affrontements, résurgence de sectes, etc. Disons qu’en soi, l’environnement ne nous dépayse pas d’autres lectures dans le genre.
Mais l’autrice se repose ainsi sur les bases qui font toute la beauté de ce genre : alors, à partir de cette valeur sûre, elle peut asseoir aisément son propos qui, lui, est bel et bien original. À cela s’ajoute une narration des plus captivantes : scènes d’action, instants déchirants, séquences entières de road movie dans des paysages post-apocalyptiques. Le Livre de M tient en haleine, le destin des personnages est passionnant et la romancière livre une vraie proposition philosophique en toile de fond. Ce sera l’une de vos meilleures lectures de 2020.
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