Aucun lien de cet article ne pointe vers un contenu pornographique.
Lentement, Éric montre à la caméra le carton d’emballage de son jeu de construction. Il le tourne sous toutes les coutures. « J’ai reçu beaucoup de commentaires positifs sur ma dernière vidéo alors je tenais à vous remercier », assure-t-il en anglais avant de se lancer dans la création d’un bulldozer en petites briques.
Dans les commentaires de cette vidéo, on félicite le travail du vidéaste. « Ça, c’est du contenu de qualité ! », « Continue comme ça et tu auras des millions de vues ! », « Tes vidéos me rappellent mes souvenirs d’enfance quand je jouais avec mon père, merci ! » : les témoignages de soutien sont nombreux sous chacune des publications du vidéaste. Éric est un créateur de contenu parmi tant d’autres.
À une différence près.
On ne retrouve pas ses vidéos sur YouTube, mais sur Pornhub, le site pornographique le plus visité au monde — aussi populaire que problématique concernant une très grande partie de son contenu.
Sponsorisé par des marques de jouets
« J’ai passé mon enfance à jouer aux Lego. Passé 30 ans, j’ai soudainement commencé une nouvelle collection de jeux de construction. C’est assez relaxant d’assembler des briques. C’est pour cela que j’ai pensé que je pourrais en faire une chaine YouTube », explique le français qui réside depuis 2015 en Asie, et notamment au Vietnam.
« Sauf qu’en fait, beaucoup de mes sets de briques ne sont pas officiels. C’est souvent d‘autres marques que Lego. Or YouTube efface les vidéos qui contiennent des contrefaçons. C’était donc compliqué pour moi de partager ma passion sur cette plateforme, alors j’en ai cherché une autre », explique le trentenaire. Dailymotion ? « Personne ne l’utilise », assène-t-il.
Comme une évidence, il se tourne alors vers les sites d’hébergement de contenus pornographiques. « À la base, c’était vraiment un délire. Dans ma première vidéo, j’affirme que « je veux transformer Pornhub en site familial » parce que je savais que mon contenu n’avait pas trop sa place non plus sur cette plateforme. Si je faisais 10 vues par mois, mais que ça faisait marrer quelques personnes en commentaires, ça m’aurait suffi. Sauf que très vite, on a partagé ma démarche sur Reddit et j’ai explosé ces objectifs. Aujourd’hui, je suis même sponsorisé par une autre marque de jeux de construction », se félicite le Français.
Des audiences surprenantes
Comme lui, de nombreux créateurs de contenus tout sauf pornographiques sont arrivés sur Pornhub « pour la blague ». Beaucoup y restent, surpris de leurs audiences sur la plateforme du conglomérat Luxembourgeois MindGeek. C’est le cas de Martin, joueur et streamer danois plus connus sous le pseudonyme de Tasty. S’il possède également une chaine YouTube où il approche des 35 000 abonnés, c’est sur Pornhub que certaines de ses dernières vidéos font le plus de vues. Pour preuve, l’un de ses derniers montages vidéo consacrés au jeu Valorant cumule 1 600 vues sur YouTube… Contre plus de 9 000 sur Pornhub. « Je trouve cette différence hilarante. J’ai une chaîne YouTube bien établie et mon compte Pornhub à 50 abonnés fait cinq fois plus de vues ! », s’amuse le vidéaste.
Une nouvelle audience que le jeune Danois de 21 ans espère bien attirer sur ses réseaux sociaux « traditionnels ». « Ça crée définitivement du trafic sur ma chaine YouTube et mes streams. Beaucoup de personnes me disent en commentaire : « Je t’ai découvert sur Pornhub ». C’est devenu un running gag dans ma communauté. »
Cumulant près de 60 000 vues sur Pornhub, le profil de Martin est « vérifié » sur la plateforme pornographique. Ce n’est pas encore le cas sur YouTube et Twitter.
Un clic est un clic
D’autres vidéastes — gaming ou non — nous le confirment, leurs contenus font souvent 3 à 4 fois plus de vues sur Pornhub que sur YouTube. Mais comment l’expliquer ? « Je pense que le facteur « surprise » est à prendre en compte. Les gens qui vont sur Pornhub le font avec une certaine idée de ce qu’ils vont voir. Se retrouver d’une façon ou d’une autre avec une vidéo qui n’a rien à voir, c’est surprenant et ça incite à cliquer. Et étant donné qu’il y a 150 millions de personnes qui se connectent chaque jour sur le site, ça permet de brasser large », explique Demonium, un internaute qui a déjà uploadé plus de 21 000 vidéos de mèmes sur Pornhub.
« D’autant plus qu’à l’inverse de YouTube où le temps de visionnage de chaque vidéo est pris en compte dans l’algorithme, ici sur Pornhub, un clic est un clic. À partir du moment où un internaute a cliqué sur ta vidéo, ça te booste en termes de référencement. C’est pour ça que certaines vidéos vont rapidement se retrouver dans les recommandations des internautes alors qu’elles n’ont rien de pornographique », complète un autre mèmeur adepte du contenu « Poop ». D’autant que de nombreux vidéastes jouent de cette ambiguïté, notamment avec le titre de leurs vidéos.
Détourner les codes de la pornographie
« C’est vrai que c’est marrant, si tu mets certains mots dans le titre, tu fais beaucoup plus de vues. « Stepmom » , « virgin », « almost got caught », bref tout ce qui utilise les codes du porno génère du trafic », s’amuse Éric, qui n’hésite pas à utiliser ces mots-clés pour booster ses vidéos d’unboxing de jeux de construction malgré le fait qu’ils peuvent entrainer des biais dans l’algorithme des moteurs de recherches. Beaucoup de vidéastes citent ainsi l’humoriste Ryan Creamer qui met régulièrement en ligne des vidéos détournant les codes de la pornographie, que ce soit en termes de scénarisation ou de titrage.
https://twitter.com/ryguyguyry/status/1271093982223876100
Contacté par Numerama et malgré le fait que l’humoriste nous ai ajouté en « ami » sur Pornhub – oui, oui c’est possible – , Ryan Creamer n’a jamais répondu à nos demandes d’interview.
« YouTube est trop strict »
Néanmoins, cette volonté de détourner les codes de la pornographie n’explique pas entièrement le succès de ce type de contenu sur la plateforme luxembourgeoise. Beaucoup de créateurs l’affirment : s’ils choisissent Pornhub, c’est aussi car ils ne supportent plus les codes et conditions de YouTube.
Sebastian, skater américain basé à Portland, dans le nord-ouest des États-Unis, l’explique ainsi : « YouTube déborde déjà de tout type de contenu, ce qui fait que c’est difficile d’y percer. On est noyé dans la masse de créateurs. Mais surtout, les règles y sont trop strictes. Si tu as le malheur de dire un juron, tu peux être invisibilisé par l’algorithme. Sur Pornhub, on est déjà au comble de l’explicite, plus rien d’autre n’est choquant. Lorsque je tombe de ma planche, je peux dire tous les gros mots qui me viennent en tête », explique celui qui s’amuse d’être « le seul skater à savoir vraiment faire du skate sur Pornhub ».
Une logique que d’autres vidéastes complètent avec le fait que Pornhub n’est pas encore autant « formalisé » que YouTube. « Ici, aucun vidéaste ne demande de s’abonner, de mettre des pouces vers le haut ou de partager la vidéo. Personnellement, c’est ce que j’apprécie : les vidéos SFW que je regarde sur Pornhub me rappellent le YouTube d’il y a 10 ans quand il était juste question de regarder une vidéo. Les vidéastes ne tentent pas à tout prix de devenir mon « ami virtuel » alors qu’on est des milliers à le suivre », explique Ali, un internaute et créateur qui ne cache pas son aversion envers la plateforme de Google.
« Mettre en ligne sur Pornhub, c’est avoir beaucoup moins de questions à se poser en termes de contenu, de droits d’auteurs, de monétisation, résume ainsi le vidéaste. Car la modération est beaucoup plus souple, tous simplement. »
« Coolifier » une entreprise tout sauf vertueuse ?
Une absence de modération qui plaît certes aux créateurs de contenu, mais qui,– pour rappel –, est à l’origine de nombreuses critiques voire manifestations physiques envers Mindgeek, la société mère de Pornhub, basée physiquement à Montréal au Canada et fiscalement au Luxembourg. Outre le fait que l’on y retrouve de nombreuses vidéos pro-armes à feu, plusieurs affaires ont récemment mis en lumière les manquements de la plateforme pornographique qui laisse proliférer des vidéos postées sans le consentement des personnes y apparaissant.
Plus d’un million de personnes ont ainsi signé une pétition demandant la fermeture du site suite aux trop nombreuses vidéos de viols ou d’abus sexuels – également sur des mineurs — que l’on peut trouver sur le site orange et noir. « L’argument de Pornhub selon lequel des « extrémistes » font du lobbying pour les arrêter est ridicule. Je suis non-religieuse et libérale, j’ai une approche positive de la sexualité et je ne suis en aucun cas ‘anti-porn’ », se défendait ainsi Kate Isaacs, à l’initiative de la mobilisation #NotYourPorn, dans The Guardian.
Questionnés sur ces contenus problématiques, beaucoup de vidéastes avec qui nous avons discuté bottent en touche – lorsqu’ils ne coupent pas subitement toute discussion avec nous. Ont-ils l’impression de participer indirectement à la « coolification » d’une multinationale qui n’a rien de vertueux ? Pas vraiment. « Je l’avoue : jusqu’à présent, je ne me suis pas vraiment posé la question. J’ai tout de même l’impression de n’être qu’une goutte d’eau dans l’océan de la pornographie. Ce n’est pas mon gameplay Fortnite qui va attirer des gens ici, ni les mettre à la recherche de ces vidéos non consenties », exprime un vidéaste australien.
« Lorsqu’il est entre adultes consentants, le porno ne me dérange pas du tout. Il y a une demande. Le jour où l’on fera fermer Pornhub, il y aura des millions de sites derrière pour le remplacer. Plus que cette plateforme, je pense que l’on doit surtout lutter contre le revenge porn. En tout cas, non, je ne pense pas que mes vidéos débiles participent réellement au rayonnement de cette plateforme », assume un autre créateur.
Néanmoins, d’autres avouent se questionner à ce sujet : « C’est vrai que Pornhub fait partie de ma vie. Depuis que j’ai 14 ans, je m’y rends quotidiennement – si vous voyez ce que je veux dire. Je pense que je me suis habitué à toute la violence que l’on peut y voir. C’est pour cela que cela me parait presque normal de voir mes vidéos dessus. C’est vraiment un deuxième YouTube pour moi. En parler avec vous me fait questionner la présence de mon contenu ici », réalise un très jeune vidéaste suisse.
« Tous les créateurs avec qui je discute ici sont des jeunes hommes. Et beaucoup d’entre nous ont « grandi » avec ce site dès la découverte de notre sexualité. J’ai même eu un compte Pornhub avant un compte YouTube. Honnêtement, je ne m’étais jamais questionné sur combien les gérants de Pornhub sont parvenus à me faire croire qu’il s’agissait d’un site web « comme les autres » », complète un créateur suédois — à peine plus âgé.
Nul doute que les innombrables campagnes de publicité et opérations de communications de MindGeek n’y sont pas étrangères.
Malgré ces questionnements, tous sont néanmoins unanimes, « S’il y a une entreprise qui peut remettre en question le monopole de YouTube et Google, c’est bien celle-ci. S’ils lancent une plateforme entièrement dédiée aux contenus Safe For Work, je peux vous dire que je serais parmi les premiers à y transférer tout mon contenu. »
S’appellera-t-il… Hub ?
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