Dès leur première mention, les Fremen sont présentés comme autochtones, nomades, autonomes et libres. Deux autres traits viennent compléter ce tableau : leurs yeux sont entièrement bleus et les femmes fremen sont les égales des hommes. Enfin, Thufir Hawat achève leur portrait par ces mots : « Ils portent tous ces grandes robes flottantes. Et ils puent autant les uns que les autres dès qu’ils sont en lieu clos. C’est à cause de ce vêtement qui récupère l’eau de leur corps. Ils appellent ça un distille ».
Bref, ce qui est central pour eux (l’eau) n’a pas le même sens pour les autres – ce pour quoi un vêtement spécifique les distingue – et ils « puent » : il s’ensuit une population méconnue car méprisée, et méprisée car considérée comme moins civilisée que la société dont Paul est issu. Le génie de Frank Herbert, c’est de représenter les Fremen selon une analogie syncrétique, faisant appel à un vaste ensemble de références.
De multiples origines
Tout d’abord, l’association de la couleur bleue avec un peuple vivant au seuil du désert ne peut que faire penser aux « hommes bleus », expression qui désigne les Marocains du sud, les Maures et surtout les Touaregs, cette population jadis nomade, liée au Sahara central, et qui, à force d’employer l’indigo pour la teinture de ses vêtements, pouvait se retrouver avec du bleu sur la peau. À noter que ces mêmes Touaregs se désignent comme les « Imazighen », ou « hommes libres », ce qui se traduit en anglais par « free men ».
Par ailleurs, nombre des mots employés par les Fremen sont à consonance arabe. Enfin, le personnage de Liet-Kynes et Paul semblent inspirés de Thomas Edward Lawrence (1888-1935), l’officier de liaison britannique, témoin de la grande révolte arabe de 1916 à 1918, que l’on connaît surtout grâce au film de David Lean, Lawrence d’Arabie (1962). Les Fremen sont des Touaregs ou des Arabes.
Mais la mention de T. E. Lawrence nous donne une autre clef de lecture. En effet, Lawrence est le modèle de l’explorateur qui prend fait et cause pour la population qu’il devait domestiquer. En cela, son histoire résonne avec celle de toutes ces figures d’Américains d’origine européenne qui rejoignent les rangs des populations amérindiennes. Songeons à l’expression propre à la critique cinématographique de « rédemption mécanique » qui a été forgée pour désigner l’évolution du western, de la fin des années 1940 à la fin des années 1960. Au début, les « Indiens » (terme d’époque) sont hors champ et sont l’ennemi, ensuite ils passent dans le champ et deviennent des alliés, enfin ils deviennent des héros, comme dans Little Big Man (1970), film inspiré d’un roman de Thomas Berger publié en 1964. Mais peut-être que la figure la plus connue de l’Européen devenu « natif » (de manière illusoire) est celle de John Dunbar, dans le film Danse avec les loups de Kevin Costner (1990). Les Fremen sont un peuple premier qui se rebelle contre le joug de l’homme blanc.
Or, pour des Américains, la rébellion d’un peuple contre un oppresseur étranger réveille aussi l’imaginaire des minutemen. Ce terme fut utilisé dès 1645, et surtout à partir de 1774, pour désigner les habitants d’une ville américaine susceptibles, en deux minutes, d’être mobilisés, d’abord pour défendre leur cité, ensuite pour combattre l’Empire britannique lors de la révolution américaine. Les Fremen, ce sont alors les premiers Américains (au sens de « premiers citoyens des États-Unis ») qui repoussent la Couronne.
Mais cette dernière analogie peut être inversée. L’Empire américain, au moment où Frank Herbert écrit Dune, est engagé dans plusieurs aventures militaires : Cuba (1959-1961), Vietnam (1964). Les Fremen sont en ce cas les porte-drapeaux de tout mouvement de libération nationale, y compris des mouvements d’inspiration communiste, puisqu’ils ont une économie où la mise en communauté semble plus importante que la défense de la propriété privée.
Une métaphore complexe de l’humanité
Les Fremen ne sont pas les Touaregs, ni les Arabes, ni un peuple premier, ni les Pères fondateurs, pas plus les mouvements de libération nationale d’inspiration communiste. Ils sont tout cela à la fois. Complètement familiers pour notre imaginaire, et parfaitement étrangers à notre monde. Mais là où le syncrétisme de Frank Herbert prend tout son sens, c’est dans la sphère religieuse. Car les Fremen sont un mélange des adeptes des trois religions du Livre. Ils sont les armées de l’Islam du VIIe siècle, comme le suggèrent le Jihad Butlérien et leur vénération pour un prophète qui est chef spirituel et chef militaire, ils sont les Hébreux menés par Moïse à travers le désert, depuis la servitude jusqu’à la Terre promise, et ils sont les chrétiens qui vénèrent un homme qui est plus qu’un homme.
Une société égalitaire, mue par l’intérêt collectif, respectueuse de l’environnement, une société mobilisée, tendue vers un but, où hommes, femmes, enfants ont parts égales
Cette analogie religieuse multiple s’articule avec les analogies politiques décrites précédemment, notamment autour de cette idée, importante pour Herbert, que toute population tend à abandonner son libre arbitre au premier leader capable d’effectuer une synthèse des mythes qui la structurent. Dans cette perspective, Paul devient un Fremen (yeux bleus, distille, nouveau nom), et les Fremen les acteurs de l’histoire humaine car, tout simplement, les autres factions n’ont pas, à leur tête, de messie.
Ce triomphe final des Fremen donne en creux les traits de ce que devrait être l’humanité entière. Une société égalitaire, mue par l’intérêt collectif, respectueuse de l’environnement, une société mobilisée, tendue vers un but, où hommes, femmes, enfants ont parts égales. Mais c’est un triomphe ambivalent car il ne semble possible que par le biais d’une personnalisation extrême du pouvoir. C’est sans doute une des raisons qui expliquent que les Fremen nous parlent tant ils sont une métaphore complexe de l’humanité. Et selon l’âge auquel nous lisons Dune, nos propres croyances religieuses et nos convictions politiques, nous ferons saillir un trait plus qu’un autre. Seule certitude, nous ne parviendrons pas à épuiser la métaphore.
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