« J’ai envie de découvrir l’Écotopia parce que tout simplement elle existe. La vie y est-elle aussi bizarre qu’on le raconte ? » Le narrateur, William Weston, écrit ces mots dans son journal, peu avant de partir explorer un pays baptisé Écotopia, fruit de la sécession de trois États de la côte ouest américaine, afin de bâtir un nouveau modèle de société dont l’écologie est le principe fondamental.
Publié en 1975, Écotopia est un roman avant-gardiste. Recyclage systématique ; agriculture intégralement biologique et circuits courts ; produits polluants bannis ; décentralisation en communautés locales plus autonomes ; voitures et avions bannis (sauf pour quelques voitures électriques) ; transports en commun et vélo comme moyens privilégiés de locomotion… La société écotopienne frappe par son actualité, si proche des défis environnementaux qui sont devenus aujourd’hui des objectifs politiques face à l’urgence du changement climatique et de la sixième extinction. Ernest Callenbach avait anticipé encore d’autres aspects, tels que la généralisation des écrans comme moyens de communication. L’égalité femmes-hommes est également une (vraie) norme politique en Écotopia, qui a par ailleurs instauré la semaine de vingt heures entre autres différences socioéconomiques.
Le récit d’Ernest Callenbach est utopique sans sombrer non plus dans une fable béate dénuée de tout réalisme. La lecture d’Écotopia permet surtout de rappeler que les futurs possibles sont remplis d’alternatives aux modèles économiques et sociaux actuels. L’utopie d’Ernest Callenbach n’est pas l’une de ces dystopies qui se drape dans l’utopie pour finalement révéler ses horreurs. Ce n’est pas non plus une utopie parfaite. Il s’agit plutôt d’un autre monde. En cela, la portée tout à la fois humaine et environnementale du roman est peut-être encore plus forte : montrer avec crédibilité l’altérité, mission que s’est toujours donnée la science-fiction, est en soi une démarche porteuse de solutions.
Penser un autre monde
Un passage met parfaitement en lumière la portée de l’ouvrage d’Ernest Callenbach : « Il paraît probable que divers modes de vie impliquent toujours des inconvénients qui équilibrent les avantages, et des avantages qui à leur tour contrebalancent les inconvénients. Peut-être les Écotopiens sont-ils seulement heureux et malheureux autrement que nous. »
Bien qu’étant relativement ouvert, William Weston visite l’Écotopia sans se débarrasser de son mode de pensée préalable — entre son machisme indécrottable et son idéalisme patriotique envers la société de consommation américaine des années 1970. Il s’en va aussi avec un sacré bagage de jugements de valeurs issus des aprioris négatifs que porte la société américaine sur ce pays écologiste, si différent.
« Pour la plupart des Américains, les Écotopiens sont des gens paresseux et indolents », écrit le narrateur au sujet d’un apriori se reposant sur la semaine de vingt heures instaurée dans ce pays. Ce nombre d’heures est perçu par un Américain comme un signe de paresse quand, aux yeux des écotopiens, cela s’inscrit dans un modèle global entièrement différent que celui des États-Unis. Quand le philosophe Bruno Latour estime, dans son dernier livre publié en janvier 2021, que « l’on peut se passer de l’idéologie de l’économie comme seul moyen d’établir des relations entre nous », on retrouve cette même idée dans Écotopia.
Les mœurs et coutumes choquent William, voire le dégoûtent. Mais le cadre de pensée de William va devenir friable et, progressivement, le narrateur va vivre un véritable choc culturel propre à le mettre dans tous ces états émotionnels. Il réalise que la société de consommation n’est pas un idéal… loin de là. Le reportage du narrateur n’est pas seulement une simple description d’une vie bizarre car différente, cela se transforme rapidement en un questionnement profond sur d’autres façons d’envisager la vie. Écotopia n’est pas juste une société qui éprouve de l’intérêt pour l’écologie. C’est une société qui métamorphose profondément les conceptions des rapports humains ; des liens avec la nature ; de ce qui importe ou non ; de ce qui est bien ou mal ; à partir de l’écologie au lieu de l’économie.
Si Ernest Callenbach démontre qu’une société basée sur l’écologie est possible, il ne la porte non plus aux nues. Il semble même assez déterminé à montrer combien certains travers de la condition humaine perdurent, qu’importe les logiques économiques, sociales, scientifiques qui sont appliquées. Écotopia est surtout le récit de la confrontation avec une société qui relève d’un autre modèle, sans doute meilleur pour l’avenir de l’humanité et de la planète, mais malgré tout imparfait lui aussi. Et étant imparfait, cet autre modèle devient possible.
Construit comme un reportage
Entre des notes à la première personne, issues du journal de William West, et de véritables articles destinés au journal fictif Times Post, le roman d’Ernest Callenbach est construit comme un véritable reportage, vécu de façon charnelle et vivante. La façon dont le journaliste aborde l’Écotopia est à la confluence entre les grands espaces américains de Jack Kerouach, les métamorphoses de Jim Harrison tel que le relève très justement la préface, ou encore les récits d’exploration comme un Nicolas Bouvier, si ce n’est comme une Alexandra David-Néel lorsqu’elle narrait son voyage au Tibet en 1927.
Cela transforme Écotopia en une description extrêmement minutieuse de la société écotopienne. Éducation, économie, sexualité, divertissement, journalisme, agriculture, politique, science, technologie, transports, famille : tout est décrit en finesse dans les articles du narrateur, en plus de ses sentiments personnels évoqués avec intensité dans son journal de bord. Cette forme ajoute de la crédibilité au propos, donnant à voir page après page un véritable « possible » alternatif.
Ecotopia, Ernest Callenbach, 336 p., Folio SF (janvier 2021), 9,20 €
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