Les littératures de l’imaginaire sont souvent avant-gardistes dans leur contenu. Des phénomènes de sexisme ou de misogynie y ont pourtant bien lieu, comme ailleurs et avec certaines spécificités. À l’intérieur de ce milieu, un besoin de solutions s’exprime plus vivement que jamais pour que ces problématiques soient mieux prises en compte.

« La littérature de l’imaginaire se place aujourd’hui du côté d’une trajectoire allant vers un futur désirable, mais il ne se fera pas si on continue de tolérer, à l’intérieur, des comportements toxiques, sans prises de position claires à leur encontre », soutient auprès de Numerama l’écrivaine de SF Sabrina Calvo. Depuis la parution d’une enquête de Mediapart, fin avril 2021, dans laquelle Stéphane Marsan, patron de la maison d’édition Bragelonne, a été accusé par de nombreuses femmes d’agissements sexistes (il a récusé les accusations), le milieu français des littératures de l’imaginaire — science-fiction, fantasy, fantastique — se trouve ébranlé.

« On ressent une crispation autour d’une question en particulier : si tout le monde savait, pourquoi rien n’a été actionné avant ? Probablement par peur, et l’idée que l’on ne peut pas agir. C’est inquiétant de se dire que cela a dominé l’état d’esprit pendant si longtemps », pointe Samantha Bailly, écrivaine, scénariste, et ex-Présidente de la Ligue des auteurs professionnels.

Numerama a interrogé des autrices, éditrices, traductrices du monde de l’imaginaire français afin de comprendre d’où provient cette crispation, et de décrypter un paradoxe : pourquoi cette littérature si souvent en avance sur son temps n’échappe-t-elle pas à un sexisme systémique ?

Les mécaniques de pouvoir accrues par la précarité

« Je crois qu’il serait important de revoir les relations au sein du microcosme de l’édition, car c’est une relation de pouvoir et la personne la plus faible dans cette relation reste l’auteur ou l’autrice », soulève Sara Doke, autrice et traductrice de SF et de fantasy. Les littératures de l’imaginaire n’échappent pas au problème qui touche tout le milieu de l’édition : des mécaniques accrues de pouvoir, de dépendance, favorisant les abus possibles.

« Précarisation, invisibilisation du travail, incertitudes sur les ventes et les signatures de contrats… Le monde de l’édition accumule les facteurs de risque », souligne Samantha Bailly. « C’est un rêve d’y travailler. Quand on y accède, cela semble déplacé d’être sur le registre du droit social. Alors les risques sociaux y sont très peu abordés, il y a peu de sensibilisation ou de mécanismes de protection, une ignorance des violences sexistes et sexuelles. »

La littérature de l’imaginaire est particulièrement touchée par la précarité. Longtemps considérés comme des « mauvais genres », la SF et la fantasy ont pour particularité de construire un récit dans un univers partiellement ou entièrement construit par l’auteur ou l’autrice, que ce soit un monde alternatif ou un futur. Peut-être en raison de cette spécificité, ces genres ont été moins valorisés dans les médias grand public ou dans les prix littéraires, générant une incertitude accrue des ventes. « La précarité inhérente à la littérature de genre ajoute quelque chose » au manque de sécurité des autrices face aux risques d’abus sexistes, soutient Sara Doke, rejointe sur ce point par Samantha Bailly.

Un milieu masculin ? Un constat en évolution

À la précarité s’ajoutent d’autres facteurs contribuant à des formes de sexisme et de misogynie dans le secteur de la SF/fantasy. Samantha Bailly nous dit avoir « ressenti un milieu très masculin ». Betty Piccioli, autrice de fantasy, nous confie avoir constaté en festival « des auteurs hommes omniprésents. Ils sont souvent la majorité des invités, la majorité des tables rondes, la majorité des auteurs récompensés par des prix ». Sara Doke confirme : « On le voit très bien dans les événements de SF : c’est un milieu encore très masculin ». Et c’est un fait : un tiers seulement des personnes publiées dans la SF et la fantasy sont des femmes, d’après les chiffres de l’Observatoire de l’imaginaire de 2020, un chiffre qui a toutefois évolué, car il était de 15 % au début des années 2000.

Il y a aussi les clichés. Les genres de la SF et de la fantasy ont longtemps été présentés comme masculins par essence. « Dans l’imaginaire populaire, le lecteur de SF et de fantasy est un homme », pointe Sara Doke. Ce qui est faux, tient-elle à souligner, mais hérité de l’histoire de ce genre. Betty Piccioli rappelle ainsi que les femmes ont longtemps été décrites comme des « trophées » dans cette littérature, comme en atteste un long passif de couvertures, notamment au XXè siècle, objectifiant les corps des femmes.

« On sait que les auteurs hommes sont davantage pris au sérieux. En SF/fantasy, les textes des femmes sont la plupart du temps vus comme de la ‘Jeunesse’, au lieu d’être classés en ‘adulte’ », ajoute Betty Piccioli. C’est le traitement qui a récemment été réservé au roman de Samantha Shannon, Le Prieuré de l’Oranger. Publié aux États-Unis comme roman adulte, l’ouvrage a été nommé en France dans la catégorie jeunesse du Prix Imaginales, et classé comme roman ado dans plusieurs librairies en ligne telles que la Fnac. Le phénomène a eu lieu dans le pays d’origine et ailleurs dans le monde, au point de faire réagir Samantha Shannon : « On suppose que de la fantasy sera ‘young adult’ (pour les ados) parce que c’est écrit par et/ou sur une femme. Il en résulte une large impression que la fantasy adulte est un domaine essentiellement masculin. »

https://twitter.com/say_shannon/status/1256652540168544269

Mais le constat que nous partagent les autrices n’est pas que négatif, loin de là. « On a la chance, dans l’imaginaire, d’avoir beaucoup de femmes éditrices », explique Sara Doke. « On a aussi des festivals dirigés par des femmes, qui font attention à ce genre de choses, qui vont écarter un auteur dont on se rend compte qu’il a des attitudes déplacées, le placer à certains endroits, ne plus les inviter. »

Lors d’une conférence tenue en 2000, l’écrivaine française Joëlle Wintrebert expliquait que dans la première moitié du XXe siècle, les femmes étaient peu publiées en SF, et souvent sous pseudonyme masculin ou par des initiales. Les lectrices ne pouvaient pas s’y retrouver non plus. « À côté d’un héros exaltant les vertus d’une science triomphante et d’un impérialisme actif, elles avaient le choix entre quatre modèles : la vierge effarouchée, l’Amazone cruelle, le garçon manqué dont on s’aperçoit finalement qu’il est plutôt appétissant, et quand par extraordinaire elles étaient reconnues comme de vraies scientifiques, c’était au prix de leur féminité et elles étaient alors laides, aigries et frustrées. »

« Une femme y est moins illégitime qu’ailleurs à exister ou à parler. Mais pour ça, on lui demande d’être ‘exceptionnelle’. »

Les choses ont changé au cours des années 70. « Avec l’aide des femmes arrivées en renfort », la SF s’est employée « à changer l’imagerie traditionnelle, à provoquer une mutation des mentalités », déclarait Joëlle Wintrebert lors de cette conférence. Aujourd’hui, cette mutation a payé aussi à l’intérieur du milieu, mais des contradictions ont la vie dure.

Une écrivaine de SF, ne souhaitant pas s’exprimer en son nom, nous dresse cet état des lieux : « Le milieu des littératures de l’imaginaire est devenu moins sexiste que le reste du monde. Une femme y est moins illégitime qu’ailleurs à exister ou à parler. Mais pour ça, on lui demande d’être ‘exceptionnelle’. » Pour les autrices, comme pour les éditrices, « elles n’ont pas le droit à la moindre erreur, le niveau d’exigence est plus élevé que pour les hommes. » Ces déclarations rejoignent les autres témoignages que nous avons reçus.

Frédéric Weil, éditeur chez Mnémos, nous signale un cercle vertueux : plus les maisons d’édition du secteur s’adressent aux femmes, plus le milieu évolue en ce sens et se structure aussi avec les lectrices, moins le « male gaze » (vision déterminée par un regard masculin hétérosexuel) prédomine alors dans les textes ; et ainsi de suite.

De nouvelles générations et des changements profonds

Pour Sara Doke, les évolutions positives sont bien là, et c’est notamment une question de nouvelles générations — de femmes et d’hommes. « Les générations d’hommes plus jeunes sont moins choquées par le féminisme que des hommes plus âgés, lesquels ont bénéficié du sexisme et du machisme et qui ne voient pas où est le mal : or, c’est là qu’est le problème, car ceux qui ont bénéficié ou bénéficient du sexisme ne s’en soucient pas, puisque que cela leur apporte. »

« Cet éclairage de personnes extérieures, ainsi qu’en parler publiquement, oblige le milieu à se confronter aux problèmes »

L’ouverture du milieu de l’imaginaire à de nouveaux publics ainsi qu’à de nouvelles générations constitue une « solution » structurelle. « C’est une vraie question », remarque Samantha Bailly. « C’est intéressant que ce soient majoritairement des jeunes femmes qui ont parlé à Mediapart. Comme s’il y avait une vague nouvelle, et que cet éclairage de personnes extérieures, ainsi qu’en parler publiquement, oblige le milieu à se confronter aux problèmes. »

Éduquer, sensibiliser, protéger : le besoin est urgent

Les autrices, traductrices et éditrices auxquelles nous avons parlé ont toutes, sans exception, évoqué le besoin de développer des structures d’écoute, de protection, de sensibilisation au sein de l’édition et du secteur de l’imaginaire. Si le ministère de la Culture met à disposition une cellule d’écoute de soutien, celle-ci reste peu connue et insuffisante. « L’édition est très en retard sur le fait de saisir ces problématiques à bras le corps. Or, il y a une responsabilité des syndicats et des entreprises », commente Samantha Bailly. « On a découvert par cette affaire [publiée dans Mediapart] que beaucoup n’avaient pas idée que certains agissements étaient condamnables. »

Éduquer, sensibiliser, protéger : il ressort des témoignages que ce sont là trois piliers sur lesquels les entités du secteur doivent travailler urgemment. Cela concerne certes les maisons d’édition, mais aussi les événements en public.

Sur cet enjeu des festivals et conventions, l’écrivaine de SF Sabrina Calvo veut transmettre un message aux Utopiales, événement majeur de SF et de science en France : « Je ne reviendrai que si vous prenez position pour que les gens puissent se sentir en sécurité. » Pour ce faire, elle suggère une charte prohibant comportements et propos sexistes, autant que transphobiques et racistes. Sabrina Calvo s’est employée à démarrer cette charte et aimerait « pouvoir trouver des interlocutrices pour implémenter cela de façon pérenne ».

Betty Piccioli appelle à ce que chaque festival mette en place une telle charte, contenant « des explications sur où commence le harcèlement sexuel et des ressources disponibles sur place pour les victimes : les équipes de bénévoles et d’organisateurs des festivals doivent être briefées pour accueillir la parole et les responsables des festivals, à agir en conséquence (expulsion du festival) ». La romancière de SF Émilie Querbalec aimerait que soit désignée « une personne référente, formée, vers laquelle les jeunes femmes qui auraient été victimes de ce genre de comportement pourraient se tourner.»

L’idée est déjà mise en application par beaucoup d’événements de SF/fantasy dans le monde : des codes (comme à la World Science Fiction Convention), des chartes en ligne, des dispositifs de signalement. La Star Wars Celebration affiche sur place une pancarte montrant une tolérance zéro.

Pancarte « anti-harcèlement » à la SW Celebration 2015. // Source : Images : BleedingCool

Pancarte « anti-harcèlement » à la SW Celebration 2015.

Source : Images : BleedingCool

Pour Sabrina Calvo, le rôle d’un code de conduite serait de protéger et d’éduquer, parce qu’une charte « fait se poser des questions », contribue à forger un espace sécurisé « où tout est fait pour minimiser l’agression, même inconsciente, de nos gestes, de nos voix et de nos habitudes — certaines ancrées inconsciemment par notre éducation. »

« Le cosplay ne signifie pas le consentement. » // Source : Wikimédia

« Le cosplay ne signifie pas le consentement. »

Source : Wikimédia

Les directions artistiques des Utopiales et des Imaginales n’ont pas souhaité nous détailler leurs pistes, évoquant un travail collectif en cours qui ne peut pas être commenté par une seule personne. D’autres événements y travaillent aussi. Un festival local comme Nice Fictions a déjà affiché une charte en ligne pour sa prochaine édition (tout en l’envoyant en amont aux personnes invitées) ; et la Convention française de SF y songe également.

« Une littérature qui a toujours réfléchi à elle-même »

« Je ne me permettrais pas d’aller sur ce terrain si je ne sentais pas que le combat mérite d’être mené. Je pense que le terreau est fertile pour ça. Je suis très optimiste », nous confie Sabrina Calvo. « Et ma démarche a été bien accueillie dans la SF, même si cela a été rejeté par une frange conservatrice.» Nombreuses sont les autrices et éditrices à nous partager cet optimisme et cette envie de changement. « Il faut maintenant que le milieu de la SF adopte les réflexions et les innovations qu’il écrit », propose Sara Doke.

Jérôme Vincent, à la tête du site ActuSF, atteste quant à lui d’un milieu qui réagit vite aux problèmes et se pose beaucoup de questions : « J’ai le sentiment que les littératures de l’imaginaire sont les plus à même de se poser des questions ; c’est une littérature qui a toujours beaucoup réfléchi à elle-même, qui travaille sur ses grandes thématiques. » Il assure qu’après l’enquête de Mediapart, « il y a au moins un bouillonnement pour réfléchir à la question ».

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