Paru en 2020 aux États-Unis et récompensé tout à la fois par les prix Hugo, Locus et Nebula, Les Oiseaux du Temps vient d’être publié en France, chez Continent Mu, dans une traduction de Julien Bétan. Cette novella de 189 pages est écrite à quatre mains, par l’autrice Amal El-Mohtar et l’auteur Max Gladstone.
Deux factions, l’Agence et le Jardin, se livrent une guerre temporelle sans merci. Les agents de chaque camp sont chargés d’intervenir à différentes périodes de l’Histoire pour en changer quelques éléments, changer légèrement le cours des choses, pour contrecarrer les plans de l’autre camp. Et il faut, de préférence, que ces altérations temporelles soient discrètes, ne pouvant pas être repérées par la faction adverse.
Les deux héroïnes, Rouge et Bleu, sont censées être ennemies. L’une appartient à l’Agence, l’autre au Jardin. Dans ce chassé-croisé de la guerre temporelle, leurs routes se chevauchent. Elles vont alors démarrer une correspondance — secrète, car interdite — en trouvant des moyens abracadabrantesques de se laisser des lettres à travers le temps. Des « lettres » étranges, qui ne sont pas manuscrites sur papier, et qui sont éphémères, car autodétruites à l’instant où elles sont lues.
Les mots sont des abstractions
« Je t’envoie cette lettre depuis une étoile qui tombe. L’entrée dans l’atmosphère l’entamera, la mettra à l’épreuve, mais ne la fera pas fondre entièrement. J’écris en lettres de feu dans le ciel, une chute qui égale ton ascension. »
La novella d’Amal El-Mohtar et Max Gladstone est principalement construite sous forme épistolaire : les lettres que s’écrivent Rouge et Bleu sont précédées par un chapitre sur la mission temporelle de la destinataire de la lettre qui suit. Au fil de leurs échanges, on voit Rouge et Bleu fendre l’armure, se livrer toujours davantage sur leurs états d’âme, leurs craintes, leurs désirs. C’est par leurs lettres, et donc leurs choix de mots, que l’amour naissant nous apparait peu à peu. Une mise à nu quasi totale des personnages finit par advenir.
Quant au contexte de cette correspondance, on ne connait jamais vraiment les raisons de la guerre temporelle, ni tous ses enjeux et mécanismes. On connait l’essentiel : comme toute guerre, elle est absurde des deux côtés et finira forcément mal. Au-delà, c’est une guerre décrite — volontairement — de manière abstraite. Il faut quelques pages avant de lâcher prise et de se laisser imbiber par ce flou gaussien. « Les mots sont des abstractions », affirme l’une des deux héroïnes. Cette phrase incarne à elle seule toute la singularité de cette novella.
La novella d’Amal El-Mohtar et Max Gladstone nous arrache magnifiquement à la réalité avec de la poésie pure
Car Les Oiseaux du Temps ne nous livre pas un récit d’action à proprement parler. La novella d’Amal El-Mohtar et Max Gladstone nous arrache magnifiquement à la réalité avec de la poésie pure. « Je veux des fleurs de Céphale et des diamants de Neptune, je veux brûler les mille terres qui nous séparent pour voir ce qui fleurira dans leurs cendres, pour que nous le découvrions ensemble, main dans la main. Je veux te rencontrer dans tous les endroits que j’ai aimés. »
Les missives, aussi belles et vibrantes qu’un chant, déclenchent à chaque ligne de douces ou puissantes abstractions en nous : couleurs, images, souvenirs, émotions intenses, idées. « Lire tes lettres revient à cueillir des fleurs en moi, un bouton par-ci, une fougère par-là, à les arranger et à les réarranger pour agrémenter une pièce ensoleillée » : ces mots décrivent, étrangement, l’effet de la novella elle-même page après page. Les lettres entre Rouge et Bleu vivent en nous comme elles vivent chez ces protagonistes. « À toi. P.-S. : Oui, à toi. », nous dit d’ailleurs la dédicace de l’ouvrage.
Épistolaire et poétique, Les Oiseaux du Temps est une œuvre élégamment magistrale tant elle nous prend de cours dans nos émotions. Amal El-Mohtar et Max Gladstone livrent une forme inhabituelle, mais brillante, de science-fiction. On partage, avec Rouge et Bleu, un moment hors du temps qui nous renvoie constamment à d’autres dimensions de la réalité. Et ce, en parcourant des thèmes allant de la solitude à l’amour.
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